La littérature africaine est au sommaire du programme des week-end pendant la période de confinement. Rendez-vous samedi et dimanche avec Tirthankar Chanda, qui revient sur quelques-uns des grands classiques de la fiction africaine contemporaine. Pourquoi faut-il lire ou relire Chinua Achebe, Mariama Ba, Mongo Beti, John Coetzee et les autres ? Le roman africain à l’honneur sur la radio mondiale.
«Retour au paradis», par Breyten Breytenbach
À la fois écrivain et peintre, Breyten Breytenbach est un homme aux nombreux talents. Né en Afrique du Sud en 1939 et exilé en France depuis 1961, il est l’auteur d’une œuvre protéïforme, partagée entre poésies, romans, essais et journaux de voyage. Retour au paradis qu’il a écrit suite à un voyage en Afrique du Sud, sur le modèle d’Une saison en enfer rimbaldienne, est l’un de ses plus beaux livres, nourri d’inquiétudes sur l’avenir de son pays pourtant libéré du fléau de l’apartheid.
Retour au paradis du Sud-Africain Breyten Breytenbach est un « travelogue », racontant les allées et venues de l’auteur entre son pays natal, l’Afrique du Sud, et son pays d'adoption la France dans les années 1980-90. C’est aussi un journal intime, comme le suggère le sous-titre du livre : « Retour au paradis. Journal africain ».
Diptyque littéraire
Retour au paradis fait partie d’un diptyque littéraire dont le premier volume paru dans les années 1970 a pour titre Une saison au paradis. Placé sous le signe d’Une saison en enfer de Rimbaud, ce premier texte, composé de notes de voyage, de souvenirs d’enfance, de réflexions, de poèmes, avait été inspiré au poète par son retour au pays natal après treize longues années d’exil.
Le jeune Breytenbach s’était exilé à Paris dès 1961, fuyant la répression et le racisme institutionnalisé de l’Afrique du Sud sous l’apartheid. Sa situation personnelle se complique un peu plus lorsqu’il épouse une Française d’origine vietnamienne. Les mariages mixtes étant interdits en Afrique du Sud, il ne pouvait plus retourner dans son pays sans se faire arrêter. En 1973, il réussit toutefois à obtenir un visa de trois mois pour lui et pour son épouse afin de se rendre en Afrique du Sud pour recevoir un prix littéraire. Une saison au paradis est née de ce premier pèlerinage aux sources.
Les circonstances de l'écriture du second volume du diptyque sont différentes.Engagé dans la lutte contre l’apartheid, Breytenbach retourna clandestinement en Afrique du Sud en 1975 pour établir des contacts avec la branche armée de l’ANC. Il sera arrêté pour terrorisme et ne sortira de prison qu’en 1982 avant d’être expulsé vers Paris. Autorisé ensuite à de séjours surveillés, il dut attendre le démantèlement du régime pour pouvoir revenir dans son pays en toute liberté. C’est pendant un nouveau voyage qu’il effectua en février 1991 dans une Afrique du Sud libérée du fléau du racisme institutionnalisé que Breytenbach rédigea Retour au paradis. Il s’agit d’un texte hétéroclite, à mi-chemin entre poème en prose et méditations, riche en digressions et magnifiquement écrit, même si la tonalité de l’ensemble est sombre tout comme l’est la vision de l’auteur sur l’avenir de son pays.
Paradis retrouvé et perdu de Breytenbach
Un sentiment de désenchantement et de désillusion profonde traverse l’ouvrage de part en part. D’une certaine façon, ce livre est le récit de paradis retrouvé et perdu de Breyten Breytenbach. Paradis retrouvé, car avec l’abolition de l’apartheid, puis la libération de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud s’est donné les moyens politiques pour se renouveler. L’on imagine la satisfaction immense que ces événements ont pu procurer au poète, qui était devenu une figure emblématique de la lutte contre l’apartheid. Le pays était bel et bien engagé dans un processus de transition.
Pourtant, comment ne pas ressentir en lisant Retour au paradis, construit comme un carnet de route, que la nouvelle Afrique du Sud en train d’émerger des décombres de l’apartheid n’inspire à l’auteur qu’une confiance limitée ? Alors que ses anciens amis s’enthousiasment pour le processus démocratique en cours, l’auteur s’interroge sur l’absence de communication entre Noirs et Blancs, sur le cynisme des politiciens face à la montée de la violence qu’ils ont parfois eux-mêmes orchestrée, que ce soit pour garder le pouvoir ou pour y arriver.
Il s’appuie sur les articles de presse pour rappeler les quatre vérités : un pays en proie à une guerre civile larvée, tortures policières, banditisme, hommes et femmes lynchés, lapidés, poignardés. « La violence perce un peu, dans les journaux du pays, comme du sang qui traverse un pansement », écrit Breytenbach, avant de s’interroger : « Qu’est-il arrivé à la révolution ? »
« Un oiseau de malheur »
Le portrait lourd de désillusions que brosse de son pays renaissant le poète exilé témoigne surtout d’une grande lucidité et d’une compréhension en profondeur des enjeux des mutations en cours en Afrique du Sud post-apartheid.
Dans son livre, Breytenbach raconte la dispute qui l’a opposé pendant son séjour sud-africain à l’un de ses plus proches amis qui l’accusa d’être « un oiseau de malheur venu ici pour avoir la satisfaction d’une haute et saine indignation morale ». Une accusation que le poète qui est aussi peintre a fait sienne en se représentant sur la couverture de son livre en oiseau chevauché par un gnôme, survolant son paradis perdu.
Un oiseau de malheur que Nelson Mandela aurait pourtant aimé avoir à ses côtés, comme en témoigne l’appel que le chef de l’ANC lui lança lors de son passage à Paris, après sa libération en 1990 : « Je suis venu te chercher pour te ramener chez nous. » Breytenbach a préféré rester un exilé.
Retour au paradis : journal africain,
par Breyten Breytenbach.
Traduit de l’anglais par Jean Guiloineau.
Editions Grasset,
332 pages.
8/30/2020 • 4 minutes, 45 seconds
«Le Fils d'Agatha Moudio», par Francis Bebey
Le Fils d’Agatha Moudio est le premier roman de Francis Bebey, qui a été journaliste, musicologue avant de venir à la littérature. Il était contemporain des premiers grands romanciers du Cameroun tels que Mongo Beti ou Ferdinand Oyono. Évoquant de manière décomplexée l’Afrique sous la colonisation, le roman a connu un grand succès populaire et a été traduit en anglais, allemand et polonais.
Le Fils d’Agatha Moudio, c’est le roman d’un conteur et d’un musicien. L’auteur, le Camerounais Francis Bebey, est connu en tant que musicien, musicologue, chanteur, parolier. Tout le monde connaît sa chanson Agatha : « Ne me mens pas… Ce n’est pas mon fils… tu le sais bien… ce n’est pas mon fils, même si c’est le tien… ». C’est d’ailleurs l’argument de son roman Le Fils d’Agatha Moudio, qui raconte l’histoire d’une femme noire, mariée à un homme noir, et qui donne naissance à un enfant… café au lait. Le roman de Francis Bebey évolue autour de ces événements qui se déroulent dans une société traditionnelle africaine.
Ce roman a fait la réputation de l’auteur comme romancier, chroniqueur hors pair de la vie africaine. Publié par un éditeur camerounais et pas par un éditeur parisien, Le Fils d’Agatha Moudio a connu un grand succès populaire en Afrique. Réédité plusieurs fois, il a été couronné par le Grand prix littéraire de l’Afrique noire. Francis Bebey a commis d’autres romans, cinq en tout, mais son nom reste associé au Fils d’Agatha Moudio qui est même entré dans le curriculum des écoles de son pays.
Raisons du succès
Son succès, ce roman le doit au traitement original de son sujet par l’auteur. Francis Bebey fait partie de la première génération de romanciers africains post-coloniaux. Le roman paraît en 1967, sept ans après l’indépendance du Cameroun survenue le 1er janvier 1960. L’une des missions de cette génération d’écrivains était de renouveler la perspective narrative africaine et de contribuer à l’œuvre de la construction nationale en cours en recentrant le discours narratif sur le pays, sur l’Afrique. C’est ce que fait admirablement Francis Bebey dans ce premier roman en campant son récit dans un village traditionnel de pêcheurs qui s’appelle Bonakwan, situé dans la proche banlieue de Douala, sur les rives du Wouri.
L’histoire se déroule pendant la période coloniale, « au carrefour des temps anciens et modernes », comme l’écrit l’auteur, mais la colonisation, les rapports Blancs-Noirs sont marginalisés ou mis en perspective, avec la focalisation du récit portant essentiellement sur la vie intérieure au sein de la société africaine. L’objectif de l’auteur est de raconter la vie au quotidien d’un peuple millénaire qui tente de s’adapter aux mutations de la vie moderne, ainsi qu’aux effets de la colonisation sans sacrifier la vision, la philosophie qui font la cohérence de cette société.
Le roman s’ouvre sur une scène de confrontation avec des chasseurs blancs venus chasser des singes dans la forêt attenant au village. Les villageois ne voient pas d’un très bon œil cette intrusion et demandent au chef du village de réclamer aux Blancs un dédommagement financier. Le chef hésite. Comment demander de l’argent à ces gens qui commandent « toi, moi, tous les habitants du village, notre forêt, notre rivière, notre fleuve et tous les animaux et tous les poissons qui y vivent » ? Alors que le chef tarde à transmettre la demande des villageois, Mbenda, un jeune du village, plus courageux et moins complexé que les autres, prend à partie les chasseurs et les oblige à payer leur dû aux villageois. Son intrépidité vaudra à Mbenda, héros-narrateur du récit, une assignation à des travaux collectifs. Ce rapport de force entre dominants et dominés, certes encore fragile, n’aura pas d’impact sur la suite de l’intrigue.
Les amours de Mbenda
Le récit tourne autour des déceptions amoureuses de Mbanda, le jeune homme qui avait tenu tête aux chasseurs blancs. Mbenda est amoureux de la plus belle fille du village, Agatha Moudio, et il veut l’épouser. Or Agatha n’a pas bonne réputation dans le village : on l’a vue traîner dans le quartier européen. Elle coucherait avec les Blancs, disent les mauvaises langues. La mère de Mbanda ne veut pas d’une belle-fille de mauvaise vie et pousse son fils à épouser sa promise, Fanny. Le jeune homme cède devant les insistances de sa mère, mais sa passion pour Agatha est si forte qu’il ne peut l’oublier. Même marié, il continuera à la fréquenter et finira par l’épouser aussi, la polygamie état tolérée dans sa communauté.
Ce mariage aurait pu servir de dénouement au roman, mais une nouvelle crise vient assombrir le bonheur de Mbenda lorsqu’Agatha met au monde un enfant métis. Le récit se clôt sur ce nouveau drame dont la résolution sur un mode totalement dépassionné témoigne de la sophistication et la maturité de la société traditionnelle africaine, qui est le véritable protagoniste du roman de Francis Bebey.
Trois raisons pour lire ou relire Agatha Moudio
Simple, subtil et profond, voici les trois mots qui viennent à l’esprit lorsqu’on veut qualifier ce livre. Le plaisir du texte naît du mariage réussi de la simplicité de l’intrigue et la subtilité de la narration teintée d’ironie propre à un conteur, auxquelles s’ajoute une compréhension de la vie et de la condition humaine qui relève de la sagesse ou de la maturité tout simplement. On est plus proche dans ces pages d’un conte moral que d’un roman, plus proche d’un Maupassant ou d’un Amadou Hampâté Ba que d’un Flaubert ou d’un Kourouma. On en sort éclairé, agrandi et pacifié, trois raisons qui justifient la lecture ou la relecture du Fils d’Agatha Moudio.
Le Fils d’Agatha Moudio, par Francis Bebey.
Editions Clé,
Yaoundé,
1967
8/29/2020 • 4 minutes, 28 seconds
«Les Rochers de Poudre d’Or» par Nathacha Appanah
Née à l’île Maurice, Natacha Appanah a travaillé dans l’édition, la publicité et la presse, avant de se lancer dans l’écriture. Considérée aujourd’hui comme l’une des écrivains majeurs de Maurice, la romancière a à son actif neuf livres aux tonalités très différentes. Ses thématiques vont des heurs et malheurs de son île natale aux enfants fugueurs à Mayotte « impatients d’échapper à la gravité de leurs destins », en passant par les dysfonctionnements passionnels au sein des familles en France où l’écrivain vit depuis 1998.
Pour nombre d’admirateurs de Natacha Appanah, le nom de cette auteure reste associé à tout jamais à son premier roman Les Rochers du Poudre d’Or (2003), qui raconte avec maîtrise et maestria le parcours plein d’illusions des premiers travailleurs engagés indiens venus chercher fortune dans l’« Eldorado » mauricien.Ce roman a effectivement un fort caractère historique, nourri sans doute d’une documentation précise sur l’histoire de l’île, sa géographie et ses mœurs au début du XIXe siècle lorsque, suite à l’abolition de l’esclavage, les colonisateurs britanniques ont fait venir à Maurice des travailleurs indiens sous contrat pour remplacer les esclaves dans les plantations.
Premier roman en français sur l’engagisme
Les Rochers de Poudre d’Or est le premier roman mauricien de langue française à traiter du drame des travailleurs indiens engagés. Le mot « engagé » vient de l’« engagisme », le nom par lequel le travail sous contrat est désigné. Natacha Appanah relate dans ce roman avec beaucoup de réalisme comment en promettant monts et merveilles, les agents du gouvernement colonial réussissaient à persuader les Indiens pauvres de s’embarquer pour l’Eldorado mauricien, qui se révèlera un enfer esclavagiste. Il serait toutefois inapproprié de réduire ce roman à sa seule dimension historique car il s’agit ici avant tout d’une œuvre de fiction et d’imagination.
Le roman Les Rochers de Poudre d’or est également nourri de légendes et de mythes liés à l’arrivée sur l’île des Indiens, qui constituent aujourd’hui la communauté majoritaire, communauté dont la famille de l’auteur est issue. « J’ai entendu des histoires d’engagés toute mon enfance », se souvient Natacha Appanah qui reconnaît s’être beaucoup inspirée de ces légendes familiales pour écrire son roman.
Une des légendes estcelle qui est inscrite dans le titre même de l’ouvrage. Aux dires des spécialistes, les recruteurs murmuraient dans les oreilles des miséreux du fin fond de l’Inde qu’il suffisait de soulever les rochers pour trouver de l’or dans cette île mystérieuse et clémente. Et le tour était joué. Beaucoup ont cru à ces légendes, tout comme les protagonistes du roman de Natacha Appanah.
Personnages
On suit dans ces pages le parcours de quatre personnages : un exilé volontaire sur les traces de son frère, un « paysan meurtri par la misère et la domination des propriétaires terriens », un candide joueur de cartes et la fascinante Ganga, veuve au sang royal qui a fui le bûcher funéraire de son mari auquel sa religion la condamnait. Alpagués par les affabulations des recruteurs sans scrupules, ils rejoignent d’autres Indiens entassés dans les cales de l’Atlas voguant inexorablement vers leur destin de servitude. Comme ils ne savent pas encore ce qui les attend de l’autre côté de l’océan, les pauvres se mettent à rêver.
Ils rêvent « d’un port riche », « des sacs repus de riz, d’épices et de sucre », et des champs de « cannes en fleur bougeant dans le vent pour les saluer ». La réalité se révèlera beaucoup moins romantique, voire cruelle. Dans les plantations de Poudre d’Or, les destinées vont se nouer et les rêves ne tarderont pas à se dissiper. Soumis à la dure loi du contremaître au fouet facile, ces hommes et femmes passeront leur vie à trimer et ne reverront plus jamais leur pays natal. Alors, dans leurs boxes misérables, alignés dos à dos à la lisière des plantations d’où ils aperçoivent par journées claires le bleu de la mer lointaine, les Ganga, les Das, les Chotty, les Badri apprennent à oublier le passé et vivre avec le désespoir.
Le roman des origines
Malgré sa description plutôt sombre des relations découlant de la domination et de l’esclavage, l’univers de Natacha Appanah n’est pas tout à fait dépourvu d’espoir. Organisé autour de parcours individuels, imbriquant habilement les drames des personnages fictionnels et les étapes mouvementées de l’histoire de l’île Maurice (passage de cette possession française sous souveraineté britannique au XIXe siècle, fin de l’esclavage et arrivée massive des travailleurs indiens qui remplacent les esclaves dans les champs), ce roman ambitieux raconte en fait la naissance de la nation mauricienne. L’auteur descend dans les ténèbres des origines, pour saisir derrière le chaos originel les voix, les tensions, les aspirations, les déceptions et les peurs fondatrices de l’identité du peuple de Maurice.
Pour Natacha Appanah, cette plongée dans le passé est aussi une opportunité pour explorer la montée inexorable de la liberté dans ] la conscience nationale, dont témoignent les propos que tiennent en fin de texte les travailleurs engagés dépossédés de leur passé et de leurs rêves. « Nous sommes un peuple sans racines, mais la mer nous appartient. La lumière nous appartient », affirment-ils. Leur défiance n’est pas sans rappeler celle du personnage mi-humain mi animal de Caliban dans La Tempête, l’ultime pièce de Shakespeare devenue emblématique de la révolte post-coloniale et à laquelle le roman fait référence. Riche en réminiscences littéraires et historiques, la narration de Natacha Appanah est également admirablement servie par une écriture poétique et émouvante, ce qui fait de ce premier roman une réussite totale.
Les Rochers de Poudre d’Or, par Nathacha Appanah. Editions Gallimard, 2003. Disponible en poche, collection « Folio ».
8/23/2020 • 4 minutes, 45 seconds
La Maison de la faim, par Dambudzo Marechera
Né en 1952 et disparu à 35 ans d’une maladie liée au sida, le talentueux romancier zimbabwéen Dambudzo Marechera représente un moment de fulgurance éphémère dans la littérature de langue anglaise. Il a laissé derrière lui cinq ouvrages, dont le plus connu est La Maison de la faim. C’est un recueil de récits iconoclastes, aux accents autobiographiques, avec désespoir pour seul horizon d’attente.
La Maison de la faim est un grand roman sur le Zimbabwe, sous la plume de l’un de romanciers africains les plus talentueux de ces dernières décennies. Son auteur, Dambudzo Marechera, né en 1952, était un écrivain rebelle. A mi-chemin entre Lautréamont et Rimbaud, il fut une sorte d’enfant terrible des lettres zimbabwéennes. Auteur de cinq romans d’une grande originalité d’écriture, mort du sida à 35 ans, l’homme a traversé le firmament littéraire comme une météorite.
Un roman prophétique
Paru en 1978, La Maison de la faim était le premier roman de Marechera, un roman qui fascine à cause de son écriture puissante et moderniste et son portrait saisissant du Zimbabwe colonial, claustrophobe et oppressant. La situation du pays n’a pas changé après l’indépendance. Au contraire, l’oppression s’est renforcée sous le régime de Robert Mugabe dont la politique autoritaire et sans vision d’avenir a réussi à transformer le Zimbabwe, autrefois le grenier à céréales du continent africain, en littéralement « une Maison de la faim ». Indépendant depuis 1980, ce pays a connu la famine, la dictature et le désespoir. C’est parce que Dambudzo Marechera avait su anticiper ce processus, tout en dénonçant l’oppression coloniale, que son roman est devenu un livre culte dans son pays où il est effectivement considéré comme un ouvrage « prophétique ».
Paradoxalement, si la jeune génération zimbabwéenne aspirant à la liberté et la modernité se reconnaît dans la révolte de Marechera contre une société policée et patriarcale, son roman emblématique n’est pas pour autant très lu par ces jeunes. Cela s’explique par l’écriture torturée et fragmentaire de cet auteur, cheminant entre les souvenirs du passé et les événements du présent sans progression chronologique. La Maison de la faim qui met en scène des prostituées, des marginaux, des exclus de la société est représentatif de l’univers de son auteur.
Cette radicalité de fond et de forme qui caractérise la narration de Marechera avait entraîné pendant un temps l’interdiction de ses ouvrages dans le Zimbabwe indépendant. La vision anarchiste et nihiliste de cet écrivain rebelle était incompatible avec l’appétit de pouvoir et d’enrichissement de la nouvelle classe dirigeante.
Roman ou nouvelle ?
La Maison de la faim n’est pas tout à fait d’un roman, mais une longue nouvelle ou « novella » parue d’abord dans une anthologie de nouvelles. Cette « novella » qui donne son nom au recueil, est un récit autobiographique sans concession avec pour cadre la vie dans un bidonville noir sous un régime ségrégationniste.
« J’ai rassemblé mes affaires et je suis parti », ainsi s’ouvre le récit, raconté par un protagoniste-narrateur qui est l’alter ego de l’écrivain. Il est animé par le dégoût de la vie, rongé par le désespoir et la crainte de la folie qui le guette. Or il ne peut échapper à l’horreur ambiante car cette Maison de la faim qu’il veut fuir n’est pas une réalité extérieure, mais la métaphore des limites sociales et politiques que le personnage a intériorisées. « A présent la Maison est devenue mon esprit ; et je n’apprécie pas les bruits qu’on entend sur les toits », se lamente le protagoniste. C’est la force poétique de cette métaphore, doublée de la légende qu’est devenue la vie rebelle de Marechera, qui explique la réputation quasi-mythique dont jouit son roman, surtout parmi l’intelligentsia.
Une vie de rebelle
Marechera n’est pas un écrivain comme les autres. L’homme était un écorché vif. Il a grandi dans un township minable, et n’oublia jamais la misère et les humiliations qui furent son lot quotidien. Doté d’une intelligence hors du commun, il étudia dans une école missionnaire puis à l’université de Rhodésie, dont il fut expulsé pour avoir participé à une manifestation d’étudiants contre la discrimination. Cela ne l’empêchera pas d’intégrer quelques années plus tard la prestigieuse université d’Oxford avec une bourse, mais il en sera expulsé aussi pour comportement anarchique.
Suivra une période de descente aux enfers, avec pour seuls compagnons le whisky et le cannabis. C’est pendant cette période, alors qu’il était devenu immigré clandestin en Angleterre, que Marechera rédigea La Maison de la faim. Acclamé à sa sortie comme un chef-d’œuvre de l’écriture moderniste et joycienne, l’ouvrage fut couronné par le prestigieux prix de premier roman décerné par The Guardian. A ses détracteurs qui le critiquaient pour son nihilisme « si peu Africain », il répondra, fidèle à son parler cru : « si vous êtes un écrivain pour une nation spécifique ou pour une race spécifique, alors allez-vous faire voir ».
La Maison de la faim, par Dambudzo Marechera. Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Evette et Xavier Garnier. Editions Dapper, 266 pages, 8,84 euros.
8/22/2020 • 5 minutes, 29 seconds
«Verre cassé» d'Alain Mabanckou
« Le Congo est toujours mon point d’inspiration, le pays qui bat dans mon cœur », aime rappeler Alain Mabanckou, écrivain originaire du Congo-Brazzaville et l’un des écrivains africains les plus marquants de sa génération. Poète, romancier, essayiste, polémiste, professeur de littérature française aux États-Unis, l’homme est l’auteur d’une œuvre protéiforme, qui a remporté de nombreux prix littéraires prestigieux. Publié en 2005 et couronné par le prix des Cinq continents, son cinquième roman Verre cassé (repris en édition poche chez Points), s’est imposé comme l’un des textes incontournables des lettres africaines contemporaines.
Alain Mabanckou est sans doute aujourd’hui l’écrivain africain le plus célèbre, comme l’a pu être un peu Alexandre Dumas en son temps. Verre cassé, paru en 2005, est un peu Les Trois mousquetaires d’Alain Mabanckou, qui l’a fait connaître, en le sortant de la confidentialité. Cinquième roman de son auteur, Verre cassé s’est vendu à plus de 150 000 exemplaires, sans compter les traductions en de nombreuses langues.
Il s’agit d’un roman-monde en français, jouissif et rabelaisien à souhait. C’est à la fois un livre très érudit avec des références littéraires à profusion dans chaque page, mais écrit dans un registre parlé, proche de l’oralité africaine d’une part, et inspiré d’autre part de la révolution du langage littéraire qu’a incarnée Céline qui a fait entrer la langue orale dans la littérature française.
Mabanckou lui-même reconnaît que l’écriture de ce roman l’a libéré des idées reçues sur l’écriture littéraire africaine. « Quand j’ai écrit « Verre cassé », raconte-t-il, je ne le savais pas, mais j’étais en train de rompre avec mes tics d’écrivain africain. Ces tics qui veulent que l’écrivain africain soit là pour sauver l’Afrique. Mais la littérature n’est pas là pour sauver un continent ! Elle est là pour exprimer l’imaginaire d’un individu ». C’est ce que fait Verre cassé en étalant sur la place publique l’imaginaire d’Alain Mabancbou, un imaginaire fait de heurs et malheurs du Congo natal de ce dernier, mais aussi de fêlures personnelles, et, last but not least, de la connaissance intime, qu’a l’auteur des lettres mondiales auxquelles il emprunte idées, structures, jusqu’aux titres des romans insérés comme autant de citations dans ce texte.
Verre cassé = Schéhérazade
Il y a quelque chose des Mille et une nuits dans Verre cassé. Ce roman ne raconte pas une seule et unique histoire, mais plusieurs histoires, venues se greffer à la quête identitaire du narrateur, forcément tragique, comme le surnom du personnage éponyme semble le suggérer.
Personnage central, Verre cassé joue le rôle de Schéhérazade dans le roman. Tout comme la princesse persane, celui-ci est sommé, non pas par un sultan, mais par « L’Escargot entêté », patron d’un bistrot-bar populaire, de raconter l’histoire de son établissement. « Le Crédit a voyagé », la buvettte en question ne se désemplit pas à cause de son ballon de rouge bon marché. Assidu du bar, Verre cassé, ancien instituteur déchu, prend très au sérieux sa nouvelle mission. Il fait parler les clients les plus fidèles du bar dont il note les confessions sur un cahier de fortune.
Ces clients s’appellent Mouyéké, Robinette, Casimir, Mompéro, Dengaki. Certains ne sont connus que par leurs surnoms tels que « le type aux Pampers », « Le Loup des steppes », « Diabolique », et d’autres encore… Ce sont des éclopés de la vie, des ivrognes chassés par leurs femmes et des prostituées en fin de course, ou des rescapés d’asiles psychiatriques. Ils fréquentent ce troquet mal famé du quartier des Trois-Cents pour oublier leurs malheurs, mais sont flattés d’avoir été invités à raconter leurs vies qui ont été ponctuées de grands bonheurs et d’exploits vaudevillesques.
Robinette, reine du concours d’urine
De quel genre d’exploits s’agit-il ? Des exploits souvent burlesques tels que celui dont se targue la femme alcoolique Robinette au nom prédestiné, reine des concours d’urine de longue durée. La scène du concours est sans doute l’un des passages les plus truculents du livre. Elle pose l’ambiance et situe le roman dans la postérité de Rabelais et de Swift, mettant l’accent sur le comique, le burlesque et le carnavalesque, plutôt que sur l’utopique et l’élégiaque qui ont été longtemps les modes de narration privilégiés de la littérature africaine.
La narration satirique de l’auteur n’épargne pas non plus le pouvoir politique et religieux. Les pages mettant en scène les vanités et les cruautés des décideurs ne sont pas sans rappeler qu’Alain Mabanckou s’est imposé ces dernières années comme l’un des critiques les plus virulents du régime congolais et d’autres dictatures africaines.
Or comme l’ont écrit les critiques, l’originalité de ce roman réside moins dans les histoires de misères, de déchéances ou de dictatures que ses personnages racontent, qui ont été maintes fois mises en scène par d’autres romanciers, que dans sa structure innovante et métissée. Conteur hors pair, Alain Mabanckou mêle avec brio les stratégies de l’oralité traditionnelle d’une part et d’autre part le flux de conscience à la James Joyce ainsi que l’intertextualité, devenus les marques de fabriques de la modernité littéraire.
Ponctué de citations et de références aux titres des grands textes littéraires, Verre cassé est un véritable hommage à la littérature mondiale, notamment africaine. Se présentant par ailleurs comme un long monologue, ce roman a aussi été qualifié de « livre-torrent à la parole fertile », une impression confortée par l’absence de marques typographiques : ni italiques, ni capitales, ni marques de ponctuation, uniquement des virgules. Enfin, comment ne pas être sensible à l’hommage que rend Mabanckou à la langue française à travers son anti-héros d’instituteur qui, avant son renvoi de l’Education nationale pour non-conformisme pédagogique, n’oublie pas de rappeler à ses élèves que dotée d’une grammaire constituée aussi bien de règles que d’exceptions, le français « n’est pas un long fleuve tranquille », mais « plutôt un fleuve à détourner ».
C’est ce foisonnement thématique, doublé d’une intelligence d’écriture, qui explique sans doute le succès populaire que continue à connaître ce roman pas comme les autres.
Verre cassé, par Alain Mabanckou. Editions du Seuil, 2005, 202 pages (disponible en format poche dans la collection « Points »)
8/16/2020 • 4 minutes, 52 seconds
«L'Age d'or n'est pas pour demain» par Ayi Kwei Armah
Même si son œuvre est méconnue dans les pays francophones, le Ghanéen Ayi Kwei Armah compte parmi les plus grands romanciers de l’Afrique contemporaine. Il s’est fait connaître en 1968 en publiant The Beautyful ones are not born yet, un chef d’œuvre de littérature engagée et proche dans son écriture de la tradition moderniste occidentale. C’est dommage que la version française de ce magnifique roman, traduit par les éditions Présence Africaine, soit aujourd’hui introuvable.
Comme son titre L’Âge d’or n’est pas pour demain le laisse entendre, désillusion, désenchantement sont au cœur de cet admirable roman, sous la plume de l’un des auteurs les plus marquants de l’anglophonie africaine. L’ouvrage met en scène la faillite des indépendances sur le continent.
L’action du roman se déroule dans le Ghana des années 1960, accablé sous le poids de la corruption et du matérialisme cynique. Armah raconte la faillite de l’élite ghanéenne qui s’est empressée de prendre la place laissée vacante par les colonisateurs, sans se préoccuper des promesses d’égalité et de justice sociale faites par les pères fondateurs.
Le titre anglais de l’ouvrage, c’est « The beautyful ones are not born yet », avec une faute d’orthographe dans “ beautyful ”, laissée telle quelle sans doute à dessein pour signifier l’aliénation. Ce titre fait référence à l’une des dernières scènes du roman où l’on voit un car bloqué à un barrage de police. Assis au bord de la route, le protagoniste assiste aux laborieuses négociations du chauffeur avec les policiers avant que le car ne puisse repartir moyennant quelques cedis sonnants et trébuchants.
Armah raconte comment cette corruption administrative largement répandue dans le Ghana est en train de ronger l’âme du pays. La déception de la population est symbolisée par l’adage devenu le titre du roman peint sur la vitre arrière du bus : « L’Âge d’or n’est pas pour demain ». Un titre aussi philosophique qu’existentiel.
Une carrière décousue
Ayi Kwei Armah est considéré comme l’un des très grands romanciers de l’Afrique anglophone, comparé par la critique aux géants comme Chinua Achebe, Wole Soyinka ou encore Ngugi wa Thiong’o. Mais Armah est moins connu que ses paires parce que sa carrière littéraire a été décousue, avec de longues interruptions.
Il est l’auteur de six romans, partagés entre le modernisme à la Kafka et l’oralité traditionnelle au souffle épique. C’est une littérature d’idées que cet écrivain propose, s’inspirant notamment des analyses de la société postcoloniale par Sartre et Frantz Fanon. C’est le cas par exemple dans L’Âge d’or n’est pas pour demain. Son l’intrigue est mince, voire répétitive. Il s’agit plutôt d’une suite de situations, mettant en scène la dérive morale et spirituelle du Ghana.
Intrigue
Nous sommes à la fin des années Nkrumah, père de la nation ghanéenne. L’idéalisme socialiste des débuts a cédé la place à l’obsession matérialiste et au cynisme. Le héros de ce roman est un employé des chemins de fer, un anti-héros qui n’a pas de nom.
Désigné tout au long du roman par l’appellatif impersonnel de « l’homme », le protagoniste incarne le Ghanéen ordinaire, confronté à chaque instant de son existence à des demandes de bakchich. Mais « l’homme » lui-même refuse d’accepter des pots-de-vin, au grand désespoir d’ailleurs de sa femme et de sa belle-mère. Celles-ci le comparent à un « chichidodo », un oiseau paradoxal qui « déteste les excréments » mais adore manger « des asticots » qui y prospèrent. Elles lui proposent de suivre l’exemple de son ami Koomson qui n’a pas fait de bonnes études, mais qui est devenu ministre et vit dans le luxe, le calme et la volupté, toutes choses auxquelles la famille du protagoniste incorruptible n’a pas accès.
Malgré l'insistance de ses proches, « l’homme » refusera obstinément de se laisser corrompre, d’autant que la défaite du matérialisme ambiant qu’il combat est annoncée par le coup d’Etat qui renverse le régime de Nkrumah. Dans les dernières pages du roman, on voit l’entourage du chef de l’Etat déchu contraint de prendre la fuite pour sauver sa peau, après avoir vidé les caisses de la nation. C’est ainsi que dans une des scènes quasiment insoutenables à la fin du roman, on voit l’ami ministre du protagoniste s’évader par la trappe de vidange, couvert d’excréments. Cette scène tout comme l’odeur pestilentielle de la misère et des latrines qui imprègne la cité qu’évoque Armah, sont des allégories puissantes de la désintégration morale et sociale qui est le principal sujet de ce roman.
Malaise postcolonial
Même si la formule « roman à thèse » a mauvaise presse, force est de reconnaître qu’il y a quelque chose de cela dans ces pages, ce qui est fortement suggéré dès le titre du roman. « Je considère qu’une société fondée sur les valeurs de la justice est autrement plus belle que n’importe quelle œuvre d’art », aime répéter Ayi Kwei Armah.Or si l’engagement social est à l’origine du geste littéraire du romanier, son œuvre n’est nullement dépourvue d'inventivité, de souffle et d'imagination, des qualités qui font le succès de L’Âge d’or n’est pas pour demain.
C’est un roman d’une rare maîtrise qu’on lira pour toucher du doigt le malaise postcolonial dans toute son ampleur.
L’Âge d’or n’est pas pour demain, par Ayi Kwei Armah. Traduit de l’anglais par Josette et Robert Mane. Ed. Présence Africaine, 207 pages
8/9/2020 • 4 minutes, 52 seconds
«Le vieux nègre et la médaille», par Ferdinand Oyono
Né au Cameroun en 1929, Ferdinand Oyono fait partie de la première génération des romanciers africains en langue européenne. Il fut haut fonctionnaire, diplomate et ministre dans le Cameroun indépendant. Il est l’auteur de trois romans, qui témoignent des heurs et malheurs de la société coloniale. Le vieux nègre et la médaille, publié en 1956, est son ouvrage le plus connu et sans doute aussi le plus original et subtil dans sa dénonciation des iniquités du monde africain dominé.
Publié en 1956, Le Vieux nègre et la médaille s’est imposé comme l’un des ouvrages incontournables du corpus littéraire africain. Pourquoi ? À cause de sa dénonciation caustique et truculente de l’institution coloniale, à cause de son économie de moyens particulièrement efficace qui mêle la satire et le réalisme social, faisant revivre l’univers colonial, avec ses hommes, ses femmes et ses contradictions. Avec Mongo Beti, Francis Bebey et quelques autres, son auteur Ferdinand Oyono appartient à la toute première génération de romanciers camerounais. La fiction camerounaise se caractérise par son refus de raconter une Afrique romantique et par son souci de témoigner avant tout des réalités sociales et politiques du continent.
L’essai critique sous le titre « Afrique noire, littérature rose » que publia Mongo Beti dans les années 1950 dénonçant les épigones de la négritude qui célébraient la vie africaine alors que l’Afrique vivait sous le joug humiliant de la colonisation, donne le ton des romans que donnent à lire la première génération d’écrivains camerounais. Cela donne une fiction résolument anti-coloniale, réquisitoire et dénonciatrice. Produit de cette tradition, Le Vieux nègre et la médaille propose l’un des portraits les plus féroces de la société coloniale, ce qui lui vaut aujourd’hui de figurer dans le panthéon des lettres africaines modernes.
Que raconte ce roman ?
Le titre résume le pitch du roman. Oyono nous raconte les tribulations de son protagoniste Méka, un vieux paysan du Sud-Cameroun, que l’administration coloniale a décidé d’honorer en lui attribuant une médaille à l’occasion des célébrations de la fête nationale du 14 juillet. La mère-patrie veut exprimer sa reconnaissance à ce vieil homme modeste dont les fils sont « morts pour la France » sur les champs de bataille en Europe. La famille a aussi cédé ses terres à la mission catholique qui y a construit son Église. Ces sacrifices valent bien une décoration.
Méka, pour sa part, est très heureux de recevoir la distinction des mains du Haut-Commissaire qui s’est déplacé pour l’occasion et a fait un discours de circonstance rappelant les traditions humanistes de la France. Dans sa naïveté, le vieux paysan prend au pied de la lettre l’offre d’amitié fraternelle du « chef des Blancs » et l’invite à son tour à venir partager le bouc chez lui. Ce dernier décline la proposition, révélant l’écart entre les discours et la vérité des rapports entre Noirs et Blancs dans la colonie.
Méka lui-même en prendra conscience, lorsque le soir, après la cérémonie qui ne tarde pas à tourner au grand guignol, il est arrêté par la police, brutalisé et humilié pour s’être retrouvé dans le quartier européen de la ville sans autorisation. Sous la plume alerte de Ferdinand Oyono, l’apparat du 14 juillet tout comme la cérémonie de remise de médaille se révèlent être ce qu’ils sont réellement, rien d’autre qu’une mise en scène hypocrite par les pouvoirs coloniaux qui proclament « liberté, égalité, fraternité », tout en perpétuant l’exploitation-domination des Noirs par des Blancs, accompagnée d’une ségrégation de fait.
Ambiguïtés et servitudes
À la fois réquisitoire et œuvre d’imagination, le roman d’Oyono rédigé dans les années 1950 et publié en 1956, est un document exceptionnel sur le monde colonial. Il brosse le portrait d’une société dichotomique, partagée entre Blancs et Noirs, dominateurs et dominés, sans aucune possibilité de rencontre sur un pied d’égalité. Les seuls échanges possibles sont fondés sur l’incompréhension, la domination et la violence. « Avec les Blancs on ne sait jamais », proclame le protagoniste Méka en début du roman, en se rendant avec quelque inquiétude à la convocation du commandant de cercle. Dans ces conditions, la remise de la médaille qui constitue le cœur de l’intrigue de ce roman, ne peut qu’être source de déconvenues et de tensions car elle est basée sur des malentendus.
C’est cette écriture lucide des ambiguïtés et des servitudes de la société coloniale, qui fait que ce roman reste toujours lisible, plus de six décennies après sa parution. Il est d’autant plus lisible que la lucidité de ses propos passe par une langue pittoresque, ponctuée de proverbes et d’adages locaux. Enfin, ce récit est aussi très moderne, porté par une ironie mordante qui n’épargne ni le monde blanc dépourvu de valeurs morales, ni le monde noir qui apparaît, selon les critiques, comme « faible et irrémédiablement condamné à l’ineptie ».
Le vieux nègre et la médaille, par Ferdinand Oyono. Editions Julliard 1956, disponible en poche collection 10/18.
8/8/2020 • 4 minutes, 33 seconds
À fleur de peau, par Tsitsi Dangaremgba
Considérée comme une des figures de féminisme africain, la Zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga a acquis une notoriété internationale en 1988, en publiant son roman culte « À fleur de peau ». C’est un récit autofictionnel qui raconte, à travers les heurs et malheurs de son héroïne Tambudzai, les discriminations contre les femmes dans la société patriarcale au Zimbabwe. À fleur de peau est le premier volume d’une trilogie, dont le dernier volet intitulé « This Mournable Body » a été sélectionné pour le Booker Prize 2020, prestigieux prix littéraire britannique.
La romancière zimbabwéenne Tsisti Dangaremgba s’est fait connaître en publiant en 1988 son chef-d’œuvre « Nervous Conditions », traduit en français sous le titre « À fleur de peau ». Cinéaste et grande figure du féminisme en Afrique, la romancière est aussi une femme publique et à ce titre elle a participé récemment à une manifestation pour protester contre la corruption politique dans son pays. Cela lui a valu une brève arrestation par la police zimbabwéenne.
L'arrestation de la romancière est survenue deux jours après l’annonce par le jury du Booker Prize que le dernier roman de l’écrivain zimbabwéenne, « The Mournable Body » pour l’édition 2020 du prestigieux prix littéraire britannique. Une actualité riche qui justifie qu’on reparle de « À fleur de peau », devenu un grand classique de la littérature africaine moderne.
Un roman de formation
Il s’agit d’un roman autofictionnel, campé dans le Zimbabwe colonial des années 1960, quand le pays s’appelait encore la Rhodésie. Le roman raconte le parcours initiatique d’une jeune fille noire que son père décide d’inscrire dans une école de type occidental, peu fréquentée alors par les Africains, encore moins par les filles. Cette décision qui fait suite à la mort accidentelle du frère de l’héroïne sur qui la famille fondait jusque-là tous ses espoirs, aura, comme on peut l’imaginer, des conséquences dramatiques sur le devenir de la protagoniste. Elle va la couper de ses origines, de sa langue, de sa famille, tout en lui donnant les moyens intellectuels pour se forger en tant que femme libre et moderne.
« À fleur de peau » était le premier roman publié par une femme noire au Zimbabwe. Centré autour de la question de la condition féminine dans un pays aux fortes traditions patriarcales, l’ouvrage a marqué d’emblée les esprits, conduisant Doris Lessing – elle-même issue du Zimbabwe – à déclarer : « C’est le livre que nous attendions. Il est voué à devenir un classique ». Plus récemment, « À fleur de peau » a fait partie d’un répertoire de 100 livres qui ont façonné les imaginaires contemporains, établi par la BBC.
« Briser le silence »
Malgré cette réception enthousiaste, la publication de ce roman n’a pas été facile, comme l’a raconté l’auteur. Tsitsi Dangarembga avait 26 ans quand elle a écrit ce livre. Elle avait d’abord adressé le manuscrit à des maisons d’édition zimbabwéennes. Quatre envois, quatre refus, avant d’être repêché par une maison d’édition féministe basée à Londres. Le refus s’explique par la structure patriarcale de la société zimbabwéenne. Les éditeurs de Harare n’avaient jamais eu en main des romans avec des protagonistes femmes au premier plan.
La littérature anglophone zimbabwéenne est née dans les années 1960-1970, mais longtemps la parole est restée l’apanage des hommes au sein de cette production anglophone. Les femmes sont parvenues peu à peu à « briser le silence » dans lequel elles avaient été confinées. L’audace et l’intensité des témoignages des premières femmes écrivains ont pris au dépourvu les éditeurs locaux. D’où sans doute le rejet du manuscrit de Tsitsi Dangaremgba.
Un rejet d’autant plus violent que le témoignage de la narratrice-protagoniste d’« À fleur de peau », double fictionnelle de l’auteur, commence sur un ton de révolte. Le personnage déclare qu’elle ne regrettait aucunement la mort de son frère, un événement qui lui a pourtant ouvert la porte de l’école occidentale : « Lorsque mon frère Nhomo mourut, je n'éprouvai aucun regret, se souvient-elle. Et je ne cherche pas à m'excuser de ma dureté de coeur, comme vous l'appelleriez sans doute, mon manque de sensibilité. Il ne s'agit pas du tout de cela. Je suis sensible à beaucoup de choses, à beaucoup plus de choses qu'au temps de ma jeunesse, lorsque mon frère mourut. Et ce n'est pas seulement parce que je suis plus âgée. Je ne vais pas chercher à m'excuser mais entreprendre de rapporter, tels que je m'en souviens, les faits qui conduisirent à la mort de Nhamo, les événements qui m'ont permis d'écrire ce récit ». Ce début maîtrisé donne le ton de ce roman, porté par une voix aussi puissante que sophistiquée, ce qui explique son succès.
« Névrose » des peuples assujettis
Dans « À fleur de peau », les deux thématiques vont de pair, l’aliénation culturelle d’une part et les combats que doit livrer d’autre part la petite paysanne Tambu, l’héroïne du roman, afin d’accéder à l’éducation primaire, puis secondaire. L’éducation sera, certes, la source de sa libération, mais aussi la cause de son emprisonnement dans un système d’acculturation dont elle ne peut se libérer qu’en revenant à ses origines.
C’est cette acculturation que Jena-Paul Sartre qualifie dans sa préface aux « Damnés de la terre » de Frantz Fanon de « névrose » des peuples assujettis, qui est le véritable sujet du roman de la Zimbabwéenne, comme son titre en anglais « Nervous Conditions » semble le suggérer.
À fleur de peau, par Tsitsi Dangaremgba. Traduit de l’anglais par Etienne Galle. Paris, Albin Michel, 1992.
8/2/2020 • 4 minutes, 5 seconds
«Notre pain de chaque nuit», par Florent Couao-Zotti
Romancier, nouvelliste, homme de théâtre, Florent Couao-Zotti raconte l’Afrique contemporaine, ses violences urbaines, ses inégalités et ses turpitudes. Né en 1964, le Béninois appartient à la génération d’écrivains postcoloniaux qui ont renouvelé la littérature africaine.
Pays pionnier en matière de transformations politiques sur le continent africain, le Bénin est également un pays important sur le plan littéraire. L’ancien Dahomey, autrefois surnommé le « quartier latin » de l’Afrique, a vu émerger les premiers textes littéraires africains de langue française, dont le plus connu est sans doute Doguicimi, paru en 1938, considéré comme le premier roman épique africain. Son auteur, ethnologue et sociologue dahoméen, Paul Hazoumé; s’était inspiré de l’histoire pré-coloniale.
Après l’indépendance, la vie intellectuelle au Bénin a continué à être particulièrement dynamique, comme en témoigne notamment l’œuvre du philosophe béninois Stanislas Adotevi. Son essai Négritude et négrologues, publié en 1972, a été le premier ouvrage à s’attaquer frontalement aux fondements fantasmatiques et irrationnels de la pensée de la négritude. Héritier de ce bouillonnement intellectuel, mais à l’écriture éminemment moderne, le romancier béninois Florent Couao-Zotti s’est fait connaître en 1998 en publiant son premier roman Notre pain de chaque nuit. « Observateur attentif des bas-fonds de Cotonou (…), Florent Couao-Zotti met à nu les viscères de la population infra-humaine qui habite poétiquement et violemment ces lieux qu’on ne pourrait trop recommander aux touristes », écrit le romancier djiboutien Abdourahman Waberi dans Le Monde diplomatique, rendant compte d’un ouvrage sous la plume de cette âme-sœur de Cotonou.
Né en 1964, Florent Couao-Zotti est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, une œuvre protéïforme qui se partage entre romans, nouvelles, polar, théâtre et scénario pour la bande dessinée et la télévision. L’homme fait partie de la troisième génération d’écrivains africains qui n’ont pas connu la colonisation et qui ont renouvelé la tradition littéraire africaine, libérée de ses pesanteurs historiques et politiques. Son roman Notre pain de chaque nuit, paru aux éditions du Serpent à Plumes et repris en poche depuis, est représentatif de l’univers romanesque et de l’écriture satirique de cet auteur bourré de talents. Il y a du Zola et du Dickens dans la fiction de Couao-Zotti. Ses intrigues se situent dans les bidonvilles et les taudis des grandes villes, avec des protagonistes qui se caractérisent par leur résilience et la verdeur de leur langage.
Intrigue
Le roman raconte une histoire d’amour tragique, sur fond de misère et d’inégalités sociales. Gamin de rue, repéré par un entraîneur sportif perspicace, le protagoniste du roman, Dendjer, est devenu un boxeur populaire et prometteur. Soucieux de gagner des galons dans sa discipline, le jeune homme passe son temps à s’entraîner. Mais un jour, son chemin croise, dans des circonstances rocambolesques, celui de la belle Nono à la sensualité peu commune. Nono est une prostituée, qui fait le trottoir dans les quartiers mal famés de la capitale. Dendjer tombe éperdument amoureux de la jeune femme, mais celle-ci, animée par une ambition sociale dévorante, préfère céder plutôt aux avances d’un parlementaire important, gros et gras certes, mais au portefeuille bien garni.
Les deux prétendants se regardent en chien de faïence jusqu’au jour où le député Kpakpa se rend compte du profit qu’il peut tirer de la réputation sportive de son rival amoureux pour faire avancer sa propre carrière politique. En contrepartie d’une grosse somme d’argent et des faveurs de la belle Nono devenue entre-temps l’épouse du député, ce dernier propose au boxeur de truquer le match qu’il doit livrer à Paris afin d’arracher le titre de champion du monde. Pour Dendjer, la combine consiste à se laisser écraser par son adversaire sur le ring, permettant à Kpakpa de récupérer les millions de francs que celui-ci a misés sur sa défaite.
Corruption et déchéance de la classe politique béninoise, telles sont les véritables enjeux du roman de Florent Couao-Zotti.
Ecriture au rythme haletant
Pour savoir si Dendjer acceptera d’entrer dans la combine pour récupérer sa dulcinée, il faut plonger dans les pages de ce roman à l’action haletante. Il se lit d’une seule traite.
Notre pain de chaque nuit est une véritable invitation au voyage au cœur vibrant de l’Afrique contemporaine. Les turpitudes et les misères de son peuple sont saisis au vif, à travers des scènes de vie se succédant à un rythme haletant et à travers une narration ponctuée d’audaces d’écriture, en continuelle réinvention. Entre aventure sociale et histoire d’amour, ce roman a fait de son auteur une voix majeure de la littérature africaine contemporaine.
► Notre pain de chaque nuit, par Florent Couao-Zotti. Editions Le Serpent à Plumes, 1998, repris en poche (J’ai lu, 2000)
8/1/2020 • 5 minutes, 13 seconds
«Le Ventre de l'Atlantique» par Fatou Diome
En 2003, avec son premier roman Le Ventre de l’Atlantique, la Sénégalaise Fatou Diome faisait une entrée fracassante en littérature. Il s'agissait d'un brillant premier roman, de construction maîtrisée jusque dans ses exubérances. À la fois caustique et tragique, le livre raconte « l’aventure ambiguë » d’une jeune femme sénégalaise, ballottée entre l’Europe qui la rejette car elle est Noire et son Afrique natale où elle n’a connu que le malheur et la honte à cause de sa naissance hors mariage. Étrangère partout, Salie, qui est aussi un peu Fatou Diome, cherche son territoire sur la page blanche devenue son ultime refuge.
Lors de sa parution en 2003, Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome est resté en tête des ventes pendant plusieurs semaines. C’est rare pour un premier roman. Pourquoi ce livre a-t-il tant plu ? L’écriture torrentielle de Fatou Diome n’est sans doute pas étrangère au succès exceptionnel remporté par Le Ventre de l’Atlantique. Son auteure était encore une quasi-inconnue, même si elle avait publié en 2000 un recueil de nouvelles intitulé La préférence nationale aux éditions Présence Africaine.
De la négritude à la « migritude »
Avec son premier roman, l’écrivaine sénégalaise a créé la sensation en mettant son écriture originale, sa liberté de ton, au service des leurres et espoirs de l’immigration. En Europe comme en Afrique, l’immigration était en train de devenir à l’époque un sujet brûlant à cause de la tragédie des jeunes Africains qui payaient un lourd tribut en essayant de traverser l’Atlantique sur des bateaux de fortune, afin de réaliser leur rêve d’aller s’enrichir en Europe.
Fatou Diome a été l’une des premières écrivaines africaines à se saisir de ce thème et à en faire un sujet éminemment littéraire. Il s’agissait d’un mouvement de fond qui faisait dire aux spécialistes que la négritude qui a longtemps été la thématique dominante des lettres africaines, venait de céder la place à la « migritude », néologisme qui traduit le renouvellement tant attendu de la pensée littéraire du continent.
Autofiction
Le renouvellement auquel on assiste au tournant du siècle dans la littérature africaine est porté par une nouvelle génération d’écrivains africains. Ils se caractérisent par leur rupture avec la démarche célébrationnelle du mouvement de la négritude. Fatou Diome ne célèbre pas. Elle interroge, questionne et donne à voir la dérive des sociétés africaines que leur jeunesse fuit par milliers.
Le titre Le ventre de l’Atlantique donne d’emblée le ton. L’Atlantique est perçu ici moins comme une passerelle entre ses deux rives que comme le ventre monstrueux qui engloutit les espérances, les rêves et les fantasmes des miséreux et des désespérés qui s’obstinent à le traverser, tentés par l’appel de la Terre promise européenne, comme l’a fait Fatou Diome elle-même.
► (Ré)écouter : Une terre, un-e auteur-e: au Sénégal avec Fatou Diome
Salie, le personnage central du roman, est manifestement le double fictionnel de l’auteur. Née hors du mariage, abandonnée par sa mère et recueillie par sa grand-mère qui l’a élevée, Fatou-Salie a grandi avec les stigmates de la bâtardise. Pour oublier ce passé, elle quitte très tôt Niodior, son île natale, au large du Sénégal, préférant « l’angoisse de l’errance à la protection des pénates ».
À vingt ans, elle débarque en France dans les bras d’un coopérant, mais leur idylle est interrompue par le racisme ambiant, condamnant Salie à faire des ménages pour payer ses études et pour pouvoir tout simplement survivre. Mais sur l’île de Niodior, le récit de sa vie de dur labeur en France ne dissuade pas les autres candidats à l’émigration. Et surtout pas Madické, le jeune frère de Salie. Amateur de foot, Madické rêve de jouer dans un club européen et côtoyer ses héros, les Maldini, les Zambrota et autres Francesco Toldo. Le rêve du petit frère se nourrit de l’étalage de richesses par les émigrés revenus au pays. Ils racontent aux jeunes leurs « exploits » parisiens, taisant les conditions de vie indigne, la précarité et la discrimination qui constituent le quotidien de l’immigré africain en Europe.
Un roman à thèse ?
Le ventre de l’Atlantique est aussi une réflexion sur l’immigration qui vide les pays du tiers monde de leurs forces vives. Pour autant, à aucun moment le récit ne se transforme en thèse. Tout l’art de Fatou Diome consiste à maintenir avec brio l’équilibre entre la méditation et la fiction. Elle y parvient en ne prenant jamais parti et en se situant résolument au-dessus des clichés et des doctrines.
C’est en romancière, sensible à l’irrésistible appel de l’ailleurs, que Fatou Diome raconte les heurs et malheurs de la migration. Son empathie pour ses protagonistes est peut-être le secret véritable du succès de ces pages qui se terminent sur une profession de foi aussi poétique que libertaire : « Partir, vivre libre et mourir, comme une algue de l’Atlantique ». C’est ainsi que la fiction rejoint le vécu.
Le Ventre de l’Atlantique, par Fatou Diome. Ed. Anne Carrière, 296 pages, 18 euros. (Disponible en édition poche).
7/26/2020 • 4 minutes, 17 seconds
«Le Téléscope de Rachid» par Jamal Mahjoub
Le Téléscope de Rachid est le quatrième roman sous la plume du Soudanais Jamal Mahjoub. Né dans l’Angleterre de l’après-guerre, l'écrivain a grandi à Khartoum et il vit à Barcelone, après avoir séjourné quelques années au Danemark. Auteur d’une dizaine de romans et de polars, il puise son inspiration dans les turbulences et les drames du monde postcolonial. Ses modèles ont pour nom Salman Rushdie, Kazuo Ishuguro, Timothy Mo, dont les questionnements réfléchis et audacieux sur la globalisation à l’œuvre lui servent de contrepoids à la bêtise et à la brutalité des fanatismes montants de toutes parts.
Jamal Mahjoub est l’un des écrivains majeurs de l’Afrique anglophone. Né en 1960 d’un père soudanais et d’une mère britannique, Mahjoub a grandi à Khartoum. Il a fait des études de géologie à l’université de Sheffield en Grande-Bretagne, avant de devenir ce conteur qu’il a toujours rêvé d’être.
Difficile de savoir si Jamal Mahjoub a réussi à se faire un nom dans le domaine de la géologie qu’il a étudiée sous la pression de sa famille, mais, chose certaine, l’homme jouit aujourd’hui d’une solide réputation littéraire. Régulièrement primé pour ses ouvrages traduits en nombreuses langues, publiés en poche en français, Mahjoub est l’auteur d’une dizaine de romans, très littéraires, partagés entre l’histoire antique et turbulente du Soudan, et son propre parcours d’homme vivant entre plusieurs mondes. Depuis 2012, il s’est fait également connaître comme l’auteur de polars à succès, publiés sous le pseudonyme de Parker Billal. C’est un nom qu’il a emprunté en partie à une grand-mère anglaise passionnée de polars qui l’avaient initié aux John Creasey, les Alistair Maclean et les Desmond Bagley, les grands noms du hard-boiled anglais des années 1960-1970.
Fresque historique
Paru en 1998, longtemps avant la publication des romans policiers signés Parker Billal, Le Téléscope de Rachid est une fresque historique imaginaire, doublée d’une énigme à résoudre, un peu comme dans Au nom de la rose d’Umberto Eco, mais dont les enjeux géographiques dépassent les frontières de l’Europe médiévale.
C’est en effet entre Alger et Copenhague que se situe l’intrigue du Téléscope de Rachid. Le roman raconte les tribulations d’un érudit musulman à travers l’Europe du début du XVIIe siècle. Cette intrigue qui est enchâssée dans une enquête archéologique qui, elle, se déroule au XXe siècle. Tout commence par une découverte insolite. Lors des fouilles effectuées dans une région perdue de la campagne danoise, des archéologues découvrent dans une sépulture vieille de quatre siècles, à côté d’un squelette au crâne fracturé, un étrange étui de cuivre contenant un instrument d’orientation qu’utilisaient autrefois les marins arabes pour trouver la direction de La Mecque. L’Institut d’archéologie de Copenhague dépêche alors Hassan, l’un de ses experts, pour élucider le mystère. Celui-ci réussit à déchiffrer sur l’étui le nom du propriétaire gravé en arabe : Rachid al-Kenzy.
Lutte entre le savoir et la foi
Rachid est le personnage principal du roman. Il est le fils illégitime d’un riche négociant d’Alep et d’une esclave noire. Polyglotte, maître en astronomie, il est doué d’un savoir immense acquis auprès des érudits musulmans. Poussé par la curiosité personnelle, mais aussi par un potentat local qui lui confie la mission de lui rapporter le nouveau téléscope mis au point en Allemagne, Rachid s’embarque à Alger pour l’Europe. Pris dans une tempête, son bateau échoue sur la côte danoise. Seul rescapé du naufrage, Rachid faillit être brûlé vif par les villageois danois qui le prennent pour un messager du diable à cause de sa peau noire. Il est sauvé in extremis par le seigneur local, un certain Heinesen, qui l’emploie d’abord comme manœuvre, puis comme traducteur.
Personnage hors du commun que ce Heinesen ! Rachid est fasciné par la bibliothèque que cet ancien élève de l’astronome Tycho Brahé a constitué chez lui. Heinesen a également entrepris de construire sur son domaine un observatoire pour « démontrer ce que les Anciens savaient, (…) et ce que Copernic avait bien vu, à savoir que le soleil est au centre de toute chose ». Or, l’entreprise de Heinesen destinée à prouver l’héliocentrisme n’est pas du goût de tous, surtout de l’Église qui crie à l’hérésie, à la sorcellerie.
Heinesen, Rachid, mais également l’archéologue Hassan qui, lui aussi, rencontre le racisme dans le Jutland en cette extrême fin du XXe siècle, sont les victimes de l’ignorance et de l’obscurantisme. Avec un art consommé de la narration, Mahjoub a écrit une magnifique fable sur la sempiternelle lutte entre le savoir et la foi.
La modernité et ses fragilités
Le principal mérite de Majhoub est d’avoir su aborder en conteur les questions philosophiques, scientifiques graves qui sont au cœur de ce roman. Le Téléscope de Rachid est avant tout un livre d’aventures, aux multiples rebondissements qui tiennent le lecteur en haleine jusqu’à la fin. On le lira aussi pour ce que ce roman nous dit sur la fragilité de notre présent, à travers les lignes de fracture propres à la période de la Renaissance, une période de transition civilisationnelle comme la nôtre, où l’auteur a campé son intrigue.
Les plus belles pages de ce livre sont sans doute celles où le protagoniste prend conscience avec stupeur et tremblements de la perte de sa foi religieuse. Témoin d’un monde qui bascule, Rachid al-Kenzy incarne l’homme moderne qui a définitivement coupé les ponts avec le passé sans pour autant savoir de quoi sera fait l’avenir. Il sait seulement que pour survivre il va devoir se réinventer à « la lueur tremblante des lampes qu’on allume ».
Le téléscope de Rachid, par Jamal Mahjoub. Traduit de l’anglais par Madeleine et Jean Sévry. Actes Sud, 344 pages. Disponible dans la collection poche « Babel » des éditions Actes Sud.
7/25/2020 • 3 minutes, 33 seconds
«Batouala», par René Maran
Le monde littéraire africain célèbrera en 2021 le centenaire de l’attribution du prix Goncourt à l’auteur franco-guyanais René Maran pour son roman Batouala. Ce roman, dont l’action se déroule en Afrique, révolutionna l’esthétique romanesque négro-africaine en rompant avec la littérature coloniale et en donnant la parole à ses protagonistes africains. Quelque chose change en littérature africaine. Batouala deviendra le livre de chevet des Senghor et des Césaire, des futurs champions de la négritude.
Publié en 1921, Batouala du Franco-Guyanais René Maran est un livre pionnier à plusieurs titres. C’est le premier roman sous la plume d’un auteur noir d’expression française critiquant la colonisation. Une sorte de « J’accuse » anti-colonial, qui rompit avec la tradition du roman colonial très en vogue à l’époque et dont les auteurs se montraient plutôt complaisants à l’égard des colons en Afrique. Les critiques contre la colonisation que formule René Maran dans Batouala ont préparé le terrain pour les réquisitoires autrement plus dévastateurs que publieront quelques années plus tard André Gide et Albert Londres, avec Voyage au Congo en 1927 et Terre d’ébène en 1929, qui dénoncent les dérives du système colonial français.
Par ailleurs, Batouala dont l’action se déroule en Afrique et qui donne la parole aux Africains comme son sous-titre « véritable roman nègre » le suggère, est aussi considéré comme le précurseur de la littérature africaine naissante. Enfin, si ce roman exceptionnel fit couler beaucoup d’encre, c’est aussi parce qu’il remporta en 1921 le prix Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires français.
Évoquant les circonstances d’attribution du Goncourt à ce livre viscéralement anti-establishment, c’est Senghor qui parle de « la bombe Batouala » car sa reconnaissance littéraire, rappela-t-il, provoqua de violentes réactions dans les milieux coloniaux et étatiques. Des réactions d’autant plus vigoureuses que l’intéressé appartenait à l’establishment et exerçait en tant qu’administrateur colonial en Afrique. On assista à une véritable levée de boucliers contre ce fonctionnaire trop honnête qui dut payer au prix fort sa dénonciation du système dont il faisait partie. Maran fut contraint de démissionner de l’administration coloniale, alors que Batouala, considéré comme un livre « dangereux », fut censuré par la France qui en interdit la diffusion en Afrique.
Raisons de la colère
Qu’est-ce qui a poussé René Maran à se dresser contre la colonisation, alors qu'il faisait partie de l'administration coloniale française ? Il s’agissait, selon les historiens, de la réaction d’un honnête homme nourri des valeurs républicaines d’équité et de fraternité. Il y avait peut-être aussi chez cet écrivain d’origine antillaise le besoin de rendre compte de la réalité coloniale de son point de vue d'homme de couleur.
René Maran fut pendant treize ans administrateur colonial en Oubangui-Chari, territoire de l’Afrique équatoriale française. Il parlait les langues locales et comprenait donc les propos que tenaient ses administrés entre eux. Batouala naît des notes et observations glanées au cours des années, avec l’ambition de dire la réalité africaine telle quelle était sous la colonisation européenne. Or cette réalité était tellement tragique que le livre se lit comme une dénonciation du fait colonial.Le ton est donné dès la préface, restée dans les annales pour sa mise en cause vigoureuse de la colonisation et surtout de la philosophie qui sous-tend le projet colonial : le fameux « fardeau de l’homme blanc » et sa mission civilisatrice. « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, écrit René Maran. Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. […] À ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes… » Ces phrases ont marqué les esprits.
Que raconte Batouala ?
Le roman raconte l’effondrement tragique du pays des Bandas, dans l’Oubangui-Chari, sous l’effet délétère de la colonisation. Au cœur de l’intrigue, Batouala, héros éponyme et chef vieillissant de sa tribu. Figure tragico-comique, cet homme qui peine à faire régner la paix dans son foyer parmi ses neuf épouses, est aussi la mémoire de son peuple dont il connaît par le menu les grandeurs passées et les servitudes à venir. Marginalisé par le pouvoir colonial, il assiste impuissant à la dislocation de sa nation mise en coupe réglée par des « blancs frandjés » autrement dit les Français, et à la décimation des autochtones condamnés à des travaux incessants et non rétribués.Témoin de la lente descente aux enfers de son peuple, cherchant le remède à sa misère dans l’alcool ou la mort, Batouala est la métaphore de l’Afrique colonisée, en proie à une profonde crise existentielle.
Nous sommes ici loin du roman colonial qui avait fait de la célébration de la « mission civilisatrice » de l’homme blanc son alpha et oméga, pour entrer de plain-pied avec René Maran dans le militantisme anti-colonial qui replace l’Africain au centre de son continent. Il n’est donc pas étonnant que Batouala soit devenu le livre de chevet des Senghor et des Césaire, les futurs champions de la négritude qui ont puisé dans la fiction de René Maran l’art et la manière de porter témoignage sur l’âme noire.
Batouala, par René Maran. Collection « Classiques contemporaines », numéro 46, éditions Magnard, 207 pages, Paris
7/19/2020 • 5 minutes
«L'Ivrogne dans la brousse» d'Amos Tutuola
« Je me soûlais au vin de palme depuis l’âge de dix ans. Je n’avais rien d’autre à faire dans la vie que de boire du vin de palme. » Ainsi commence L’Ivrogne dans la brousse du Nigérian Amos Tutuola. Ce conteur hors pair a livré avec son personnage d’ivrogne errant dans la forêt magique à la recherche de son malafoutier défunt qui sut apaiser sa soif comme nul autre, l’une des figures inoubliables des lettres africaines. Traduit en français par Raymond Queneau, L’Ivrogne dans la brousse fut le premier grand succès de Tutuola. Son œuvre comprend six romans traduits en une dizaine de langues.
Romancier et conteur hors pair, Tutuola a fondé l’anglophonie littéraire africaine, avec son opus The Palm-wine Drinkard publié en 1952. Cet ouvrage qui raconte un périple au travers de la forêt africaine est devenu un classique de la littérature, pas seulement parce que c’est le premier roman africain en anglais, mais aussi parce que ce livre inspiré des contes et du folklore yorouba est exemplaire de la transmutation artistique à l’œuvre dans la littérature du continent. Il illustre comment le matériau brut et schématique emprunté souvent à l’oralité est transformé grâce au génie des auteurs en des récits truculents, qui séduisent par leur fantaisie et leur originalité. Ce travail littéraire sophistiqué qui caractérise l’œuvre d’Amos Tutuola est d’autant plus exceptionnel que ce dernier n’avait pas fait beaucoup d’études, contrairement aux autres écrivains nigérians de sa génération.
Autodidacte
Né en 1920, Tutuola était le fils d’un modeste agriculteur. Après une éducation sommaire, il dut commencer à travailler, suite à la disparition de son père. Il exerça divers petits métiers : il fut chaudronnier, forgeron, veilleur de nuit, magasinier à la radio nigériane. C’est lorsqu’il travaillait comme planton dans une administration coloniale qu’il a écrit pendant ses heures de repos et directement en anglais, The Palm wine Drinkard, s’inspirant des contes traditionnels yorouba qu’il avait entendus dans son enfance.
Selon la petite histoire, son manuscrit une fois terminé, il l’avait envoyé à l’United Society for Christian Literature qui était en fait une société de diffusion de livres de prosélytisme chrétien. Dans sa naïveté d’autodidacte, Tutuola croyait qu’il s’agissait d’une maison d’édition. Le manuscrit finit toutefois par arriver chez l’éditeur londonien Faber & Faber qui, sur la recommandation de T. S. Eliot, décida de le publier. Paru en 1952, l’ouvrage connut un très grand succès d’estime dans les milieux littéraires britanniques à cause justement de son fonds imaginatif prodigieux qui n’était pas sans rappeler Alice au pays des merveilles ou encore les Mille et une nuits.
En France, le roman fut traduit dès 1953 par l’écrivain Raymond Queneau en personne qui avait été très impressionné par les qualités littéraires de ce tout premier roman africain. Les éditions Gallimard publièrent la version française dès 1953, sous le titre L’Ivrogne dans la brousse. L’accueil parisien fut enthousiaste, mais les lecteurs français ont longtemps cru qu’il s’agissait d’une supercherie littéraire de la part de l’auteur d’Exercices de style et qu’Amos Tutuola était l’un des nombreux pseudonymes de Queneau. En 1953, alors que le colonialisme n’avait pas dit son dernier mot, le public français n’était pas encore prêt à recevoir une littérature authentiquement africaine.
« Réalisme magique » avant la lettre
Son succès populaire, L’Ivrogne dans la brousse le doit à sa poésie, son univers fantastique, qu’on pourrait qualifier de « réalisme magique » avant la lettre, et last but not least, cette légèreté de ton dont témoigne le prétexte de la quête initiatique que raconte Tutuola. Ce prétexte est fourni par la disparition précoce du malafoutier du narrateur. Autrement dit, celui qui lui préparait son vin.
Gros buveur devant l’Éternel, le narrateur-protagoniste du récit est privé de son vin de palme quotidien lorsque son fournisseur tombe du haut d’un palmier et se tue. Impossible de trouver un malafoutier aussi expert que le défunt. L’homme décide alors de faire le voyage jusqu’à la « Ville-des-Morts » pour essayer de ramener à la vie ce serviteur hors pair qui savait étancher sa soif. Ce sont les aventures cocasses du narrateur et de sa compagne sur le chemin vers le pays des morts, qui constituent le sujet de ce récit.
Il y a quelque chose d’homérien dans cette odyssée à laquelle le lecteur est convié dans ces pages, une odyssée à travers la brousse, ponctuée d’obstacles, d’épreuves et de rencontres redoutables. Les héros doivent affronter notamment des « êtres étranges et terribles », des bébés affameurs et des valets invisibles, avant d’arriver à leur destination au pays des morts, où ils retrouvent enfin leur malafoutier regretté.
On ne révèlera pas la suite, mais la fin est à la hauteur de l’attente créée tout au long de ces pages avec un superbe sens du suspense mâtiné d’inventivité et d’humour. Bien plus qu’un divertissement, ce texte torrentiel et d’une audace inouïe sur le plan de l’écriture, a imposé Amos Tutuola comme l’un des maîtres de la narration africaine contemporaine.
L’Ivrogne dans la brousse, par Amos Tutuola. Traduit de l’anglais par Raymond Queneau. « Continents noirs », Gallimard, 129 pages.
7/18/2020 • 4 minutes, 43 seconds
«Une Saison blanche et sèche», par André Brink
Disparu en 2015 à l’âge de 80 ans, le Sud-Africain André Brink était un écrivain engagé et prolifique, avec une trentaine de romans, d’essais sur la littérature et de récits autobiographiques à son actif. Une saison blanche et sèche est l’un de ses ouvrages les plus connus, porté à l’écran par Hollywood. L’écrivain met en scène les rapports de pouvoir dans l’Afrique du Sud d’hier et d’aujourd’hui : homme/femme, maître/esclave, blanc/noir, sur fond de racisme et d’injustices. Marquée par l’ici et maintenant, mais aussi par les interrogations sur l’éthique et le moral, l’œuvre d’André Brink demeure profondément universelle.
Paru en 1979, couronné en France par le prix Médicis étranger, Une Saison blanche et sèche est un somptueux roman, exemplaire de l’engagement littéraire sud-africain contre l’apartheid. Il a été traduit dans le monde entier, avant d’être porté à l’écran par la cinéaste martiniquaise Euzhan Palcy, avec dans les rôles principaux Donald Sutherland, Susan Sarandon et l’immense Marlon Brando.
Comme le rappelle le spécialiste de l’Afrique du Sud, Georges Lory, ce film hollywoodien a sans doute fait beaucoup plus pour faire connaître les crimes du ségrégationnisme sud-africain que toutes les campagnes anti-apartheid réunies. Le film sortit sur les écrans en 1989 et Mandela était libéré un an plus tard. La suite appartient à l’Histoire.
Le mouvement des Sestigers
Les années 1980 correspondent aussi à l’émergence de la grande littérature sud-africaine. On pourrait parler d’une explosion littéraire, avec la parution coups sur coups de plusieurs chefs-d’œuvre, sous la plume des Breyten Breytenbach, John Michael Coetzee et bien sûr André Brink. Un trio de choc, issu du mouvement littéraire avant-gardiste des Sestigers (les années 1960) qui a contribué à la libération intellectuelle de la société sud-africaine. Ce mouvement qui a brisé les tabous sexuels et conventions, a préparé ainsi le terrain pour la libération politique à venir. Cela se passe à travers la fiction, une fiction qui s’est révélée être aussi inventive que subversive.
Ni propagande, ni témoignage
Au service de la cause noire, comme l’a été l’œuvre de Brink dans les années sombres de l’apartheid. Amoureux de Dickens et de Camus, ce dernier est venu à la littérature en 1974 en publiant son premier roman Au plus noir de la nuit, qui met en scène une tragique histoire d’amour interracial. Le livre fut interdit pour « pornographie », devenant ainsi le premier livre en langue afrikaans à être censuré. A travers ses premiers romans, l’écrivain voulait avant tout explorer ses relations complexes avec sa propre communauté.
Originaire d’une famille proche du parti nationaliste qui avait instauré l’apartheid, il a puisé dans la littérature les ressources pour sa propre émancipation intellectuelle avant de s’engager dans une écriture plus radicale, notamment suite à la répression sanglante du mouvement de protestation des lycéens noirs à Soweto en 1976.
Une Saison blanche et sèche est le premier roman majeur que Brink fait paraître après ces événements tragiques. Ce roman est inspiré de la mort de Steve Biko, l’un des héros de la résistance noire, qui fut arrêté, torturé et tué en prison en 1976. Le titre de l’ouvrage est tiré d’un poème sud-africain, comme pour rappeler qu’on n’est pas dans la littérature de propagande ni dans le témoignage, mais dans la littérature tout court.
« Une saison blanche et sèche »
Ce roman raconte une histoire universelle de perte, de trahison et de prise de conscience, dévoilant avec efficacité le cynisme politique et idéologique à l’œuvre derrière la mort tragique d’un jeune homme noir en Afrique du Sud ségrégationniste. Rapportée sous une forme chronologique, l’histoire est d’une simplicité poignante.
Ben Du Toit est un Afrikaaner, père de famille respecté et instituteur. Au début du récit, l’homme a une confiance infinie dans le sens de l’équité de la police et de l’administration de son pays, mais son monde s’effondre lorsqu’enquêtant sur la mort en détention du fils du jardinier noir de son lycée, il prend conscience de la réalité de la discrimination à laquelle la majorité de ses concitoyens sont confrontés à cause de la couleur de leur peau. A partir de ce moment, tout l’appareil policier se retourne inexorablement contre lui, puisqu’il dénonce ces pratiques iniques qu’il avait jusque-là cautionnées, autant par ignorance que par naïveté politique. Fiché, renvoyé de son travail, abandonné par ses proches qui le voient désormais comme un « traître à la tribu », Ben Du Toit ira malgré tout jusqu’au bout de sa logique dénonciatrice, car il y va, croit-il, de son humanité.
Il y a quelque chose de l’Antigone de Sophocle dans ce polar social dont la puissance vient de la progression quasi implacable du destin de ses héros, jusqu’à son dénouement nécessairement tragique. On n’en sort pas indemne d’un récit de cette intensité dramatique. C’est ce qui a valu sans doute à Une Saison blanche et sèche d’être interdit sous l’apartheid.
Une saison blanche et sèche, par André Brink. Traduit pa Robert Fouques Duparc. Editions Stock, 1980, 431 pages. (Disponible en Livre de poche)
7/12/2020 • 4 minutes, 21 seconds
«Un fusil dans la main, un poème dans la poche», par Emmanuel Dongala
Chimiste de formation, Emmanuel Dongala est l’auteur de sept romans et de nombreuses pièces de théâtre. Depuis la guerre civile qui a ensanglanté son pays natal, le Congo-Brazzaville, l’écrivain vit aux Etats-Unis. Un fusil dans la main, un poème dans sa poche est son premier roman, paru en 1973.
Un fusil dans la main, un poème dans la poche d’Emmanuel Dongala s’est imposé comme un titre incontournable de la littérature africaine moderne. Publié en 1973, ce roman aux accents révolutionnaires connut un grand succès auprès de la jeune génération africaine de l’époque, dont les héros s’appelaient Che Guevera, Frantz Fanon, ou Lumumba.
Tout comme l’auteur, qui avait trente-deux ans au moment de la parution de ce premier roman, ces jeunes imaginaient que la révolution prolétarienne allait transformer les pays africains issus de la colonisation, en y favorisant l’avènement des sociétés justes et égalitaires. Mais c’était sans compter avec les Jacques Foccart, les Bob Denard et autres Mobutu qui ont réussi à tuer dans l’œuf les tropismes révolutionnaires de la jeunesse et des intellectuels de ces pays. Comment les idéaux révolutionnaires ont été trahis, la mise en place des régimes dictatoriaux et le désenchantement postcolonial, ce sont les thèmes du livre d’Emmanuel Dongala.
Un roman d’action et d’éducation
Un fusil dans la main, un poème dans la poche est un roman d’action et d’éducation. A travers la destinée d’un héros idéaliste et romantique formé en Europe, ce roman raconte le chaos et la dérive de l’Afrique des indépendances.Nous sommes dans les années 1960-70. L’action se situe dans la République d’Anzika, république imaginaire de l’Afrique centrale où l’auteur a campé son intrigue.
Le récit s’ouvre sur les derniers jours de Mayela dia Mayéla, l’ex-président du pays, renversé par un coup d’Etat et détenu dans une cellule de prison en attendant l’exécution à laquelle il a été condamné. « Le soleil explose dans toute sa munificence ! », telle est la toute première phrase du roman. En regardant la lumière du jour inonder la cour de la prison, Mayéla se souvient de la légende selon laquelle on n’exécute pas les condamnés à mort par un jour de grand soleil. La tradition veut que les condamnés soient mis à mort sous un ciel gris, de préférence tôt le matin. L’homme se réjouit d’avoir peut-être arraché une journée de plus au néant qui le guette.
Cette attente dans les couloirs de la mort est surtout vécue par le prisonnier comme une opportunité pour se remémorer les moments importants de sa vie mouvementée. Ancien guérilléro, Mayéla est passé des maquis au sommet du pouvoir, avant d’être désavoué par le peuple qui l’avait porté aux nues. Il se souvient de ses compagnons de lutte rencontrés dans les maquis de l’Afrique australe, il se souvient de leur idéalisme, de ses propres erreurs de gestion en tant que chef de l’Etat et de la trahison de ses proches qui se sont empressés de retourner leurs vestes, accélérant la chute de son régime.
Tout le roman est construit selon une série de flashbacks qui permettent aux lecteurs de reconstituer le fil de l’action et comprendre la cohérence des personnages.
Electrique
Ce qui a fait le succès de l’ouvrage, c’est surtout sa capacité de donner à sentir l’atmosphère électrique de l’époque des indépendances à travers des personnages emblématiques, forts, empreints d’une sincérité qui rend leur cause révolutionnaire crédible. « C’était l’époque de révolution romantique », a expliqué l’auteur Emmanuel Dongala. Et de poursuivre : « On croyait que l’Histoire était de notre côté et le pouvoir était au bout fusil. On ne s’imaginait pas qu’on pouvait arriver au pouvoir démocratiquement en Afrique. (…) Le fusil symbolisait le combat, le poème le côté romantique. » Ce sont les convictions du protagoniste Mayéla, mais aussi de Meeks, l'Africain-Américain qui a quitté les conforts et les certitudes de son Amérique natale pour venir participer à la libération de ses frères noirs du continent.
Mayéla et Meeks sont des intellectuels. Ils constituent un trio dissemblable avec John Mabori, paysan analphabète sud-africain qui a rejoint le maquis, non point par idéalisme, mais, comme il le proclame, par réflexe et devoir de survie. « Dans nos tribus, lorsqu’un ennemi occupe tes terres, te prend ton troupeau, et en plus massacre ta femme et tes enfants, tu es obligé de le tuer », rappelle-t-il.
Engagement et souffle épique
Animé d’un souffle épique, Un fusil dans la main, un poème dans la poche est l’exemple même du roman engagé des années 1960-70. Il fut couronné à sa sortie par un prix littéraire important. Dans sa préface à la nouvelle édition de son livre, Dongala a raconté quelle fut son émotion de recevoir son prix des mains de Vercors, l’auteur du célèbre Le Silence de la mer et membre du jury du Prix Ladislas-Dormandi.
Au dire du romancier, ce qui fut particulièrement exaltant pour lui, c’était de rencontrer quelques années plus tard les maquisards katangais qui avaient lu son roman à la belle étoile et qui voulaient savoir dans quel maquis il avait combattu. Une interrogation qui était en quelque sorte la reconnaissance de l’art de Dongala, un art qui fait de l’écriture l’instrument privilégié de dévoilement des faces cachées du monde.
Un fusil dans la main, un poème dans la poche, par Emmanuel Dongala. Publié en 1973, par les éditions Albin Michel. 396 pages. (Disponible en poche, dans la collection « Motifs », Le Serpent à Plumes)
7/11/2020 • 4 minutes, 51 seconds
«Bénarès», du Mauricien Barlen Pyamootoo
Le Mauricien Barlen Pyamootoo est un romancier singulier. Ses livres racontent des « géographies des âmes », aime-t-il dire. Romancier, mais aussi cinéaste, éditeur et beaucoup d’autres choses en même temps, Barlen Pyamootoo s’est fait connaître en 1999 en publiant son premier roman Bénraès, un « road novel » beckettien qui renouvelle la pensée des racines et du désir si chère aux écrivains de Maurice depuis plus de deux siècles.
Bénarès de Barlen Pyamootoo est un roman important. Paru en 1999, ce roman marque une rupture dans la riche littérature mauricienne qui a plus de deux siècles d’histoire derrière elle. La tradition a commencé, on s’en souvient, avec le fameux Paul et Virginie (1789) de Bernardin St-Pierre, un roman mythique d’amour et des origines dont l’ombre a longtemps plané sur la création littéraire mauricienne.
Résolument moderniste dans son écriture et son inspiration, Barlen Pyamootoo coupe le cordon ombilical avec la tradition pour situer la nouvelle littérature mauricienne dans le sillage des Beckett, des Ionesco et des Kafka, mettant l’accent sur l’aventure de l’écriture plutôt que sur l’écriture de l’aventure. C’est cette démarche d’un littéraire plutôt que d’un conteur qui a remporté l’adhésion des éditeurs de L’Olivier, qui avaient reçu le manuscrit par la poste.
« Le livre nous a surpris par la simplicité déconcertante de son intrigue. Nous avons aussi été enthousiasmés par l’univers de Barlen et par la voix de cet écrivain au débit si hypnotique », me confiait il y a quelques années l’éditrice qui a travaillé sur les textes de Barlen chez L’Olivier. Les critiques ont aussi souligné le dépouillement de cette écriture, et son absence totale d’exotisme. On est loin des stéréotypes de l’île Maurice paradisiaque, que véhiculent les tours opérateurs chargés de vendre le pays aux vacanciers du Nord en mal d’exotisme.
► À lire aussi l'entretien : Barlen Pyamootoo : « Bénarès était d'abord un cri d'amour ! »
Un titre ludique
Il y a d’abord les titres. Les romans de Pyamootoo sont reconnaissables entre mille par leurs titres qui sont tout sauf programmatiques. Il s’agit de jeux de mots, qui suggèrent le thème, laissant au lecteur la possibilité de se frayer un chemin à travers des associations d’idées et des correspondances subtiles. C’est le cas par exemple de Bénarès qui fait faire aux lecteurs fausse route en les orientant vers la ville indienne au bord du Gange, alors que leBénarès dont il est question dans le livre est une bourgade perdue de l’île Maurice. Elle est beaucoup plus prosaïque que la ville légendaire indienne où les hindous se convergent pour être sûr d’aller au paradis.
« Ils font parfois un voyage long et pénible, rien que pour mourir à Bénarès », rappelle l’un des personnages. Pour inexacte qu’elle soit techiquement, cette référence à la ville indienne fait que tout le récit est hanté à un second niveau par les clichés et les mythologies liées à la ville indienne. Leurs poids viennent s’ajouter au malaise moral et social que le roman nous donne à lire à travers sa thématique de rencontres ratées.
Sexe, huis clos et rage
La recherche de rencontres sexuelles, tel est l’argument de départ de Bénarès. Le roman rapporte la virée dans la nuit mauricienne de deux amis partis à Port-Louis à la recherche des prostituées pour égayer leurs soirées. Les deux compères finissent par trouver des filles, mais sauront-elles combler les frustrations des deux compères ? On ne le saura pas. Le roman ne dit pas si le corps à corps annoncé aura vraiment lieu, mais le retour en voiture vers Bénarès, se transforme en un huis clos oppressant entre quatre âmes solitaires.
Leurs conversations à bâtons rompus, le paysage plongé dans la nuit qui défile, traduisent le néant des vies des protagonistes ou de la vie tout court. Racontée avec une bouleversante simplicité, sans emphase et sans recherche d’exotisme, cette quête ratée des personnages fait aussi entendre en sous-texte la rage rentrée d’une jeunesse mauricienne en mal d’idéal, qui s’ennuie profondément, surtout dans les villages intérieurs laissés en jachère.
Une expérience de catharsis
A mi-chemin entre le « road-novel » à la Jack Kerouac et le récit initiatique à l’Africaine, Bénarès s’est imposé comme un classique de la littérature francophone à cause de son écriture dépouillée, exigeante, minimaliste. Ses phrases courtes, sa construction sophistiquée et son souci de moins raconter une histoire que de mettre en lien ici et ailleurs, font de Barlen Pyamootoo un formidable cartographe des âmes en peine. On lit les 90 pages de Bénarès d’une seule traite. C’est une expérience de catharsis comme peu de romanciers savent le proposer.
Bénarès, par Barlen Pyamootoo. Editons de l’Olivier, 1999, 91 pages.
7/5/2020 • 4 minutes, 30 seconds
«Territoires», par Nuruddin Farah
Paru en anglais 1986, Territoires est considéré comme l’un des romans les plus aboutis du Somalien Nuruddin Farah. Roman politique par excellence, il raconte la guerre, la paix et des parcours individuels semés d’obstacles, sur fond de nationalisme montant au sein d’une population somalienne minée par des rivalités de clans. Il y a dans ce roman des prémices des turbulences qui vont conduire à la guerre civile somalienne.
Un romancier errant
Originaire de la Somalie, Farah est l’un des monstres sacrés de la littérature anglophone contemporaine. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans, d’essais, de nouvelles, traduits à travers le monde et primés par des prix prestigieux tels que le « Neustadt International Prize for Literature », considéré comme la dernière étape avant le prix Nobel. Âgé de 75 ans, l’homme a passé l’essentiel de sa vie en exil, en Europe d’abord, puis en Afrique. Il partage son temps aujourd’hui entre l’Afrique du Sud où il vit depuis 1999 et les États-Unis où il est régulièrement invité à donner des cours de « creative writing ».
Farah a publié ses premiers romans à la fin des années 1960, au lendemain de l’indépendance dont on a célébré le 1er juillet dernier le soixantième anniversaire. Très critiques envers les régimes qui se sont succédé en Somalie, ces romans avaient fortement déplu au général Siyaad Barré au pouvoir à Mogadiscio depuis 1969, obligeant Farah à partir en exil.
C’est seulement en 1996, au terme d’un bannissement qui a duré vingt-deux ans que l’écrivain a pu enfin fouler le sol de son pays natal. Mais entre-temps l’État somalien s’était effondré et le pays a été ravagé par une terrible guerre civile, en particulier la capitale Mogadiscio, détruite, dit-on, à 80%. Encore aujourd’hui, la Somalie ne s’est pas relevée de ce désastre, mais elle survit à travers les œuvres littéraires de ses romanciers, qui vivent pour la plupart à l’étranger et dont le plus éminent est bien sûr Nuruddin Farah.
« Ce pays qui est dans ma tête »
L’ambition littéraire de Farah était d’être le Balzac et le Dickens de la Somalie. L’exil a été la grande tragédie de sa vie car il l’a coupé brutalement de sa source d’inspiration. Par la force des choses, il est devenu un cosmopolite, un écrivain errant, mais il ne s’est jamais coupé intellectuellement de la Somalie, « ce pays qui est dans ma tête », aime-t-il répéter. Récemment encore, il disait au micro de RFI qu’il lui suffisait d’activer sa mémoire et son imagination pour retrouver les paysages, les odeurs, les textures des voix, les cris et les chuchotements. Il n’a rien oublié.
Paru en 1986 à Londres, Territoires est le sixième roman de Nuruddin Farah. L’œuvre de Farah est structurée en trilogies. « Variations sur les thèmes d’une dictature africaine » est le titre de sa première trilogie. Territoires ouvre la seconde trilogie intitulée « Sang au soleil ». Les romans réunis sous ce titre racontent des quêtes individuelles, sur fond d’une Somalie en proie aux luttes entre clans et l’irrédentisme inassouvi qui l’oppose à ses voisins. D’ailleurs, Territoires a précisément pour cadre la guerre qui a opposé en 1977 l’Éthiopie à la Somalie pour le contrôle de la province de l’Ogaden, âprement disputée par les deux pays depuis la période coloniale. Selon les observateurs, cette guerre, perdue par la Somalie, a semé les graines de la guerre civile qui va conduire à l’éclatement de la Somalie en 1991.
L'orphelin et la servante
Le roman suit le jeune Askar, déchiré entre sa « somalitude » et sa loyauté envers sa mère adoptive, la servante éthiopienne, Misra, qui l’avait recueilli quand il était encore un nourrisson, après la mort de ses parents biologiques. Nous sommes à Kallafo, dans l’Ogaden. L’action se déroule avant, pendant et après la guerre d’Ogaden. Alors que la guerre fait rage, Askar, 8 ans, est envoyé à Mogadiscio. Il débarque chez son oncle maternel et sa femme. Ceux-ci prennent en charge son éducation et lui font prendre conscience de son appartenance à la nation somalie. Ils lui font découvrir le monde adulte des cartes et des frontières, au sein duquel l’adolescent tente en vain de trouver son identité nationale et culturelle.
L’histoire est racontée a posteriori par le narrateur personnage qui se souvient de son enfance heureuse à Ogaden. Dans une langue sensuelle et belle, il évoque la tendresse quasi-fusionnelle qui l’a longtemps lié à sa mère adoptive, le conduisant jusqu’à croire que le sang menstruel de Misra était le sien. Le départ pour Mogadiscio a été une rupture brutale dans la vie du jeune homme, mais c’est surtout la guerre qui a fait de sa mère nourricière son ennemie. Il doit choisir entre sa patrie et sa mère, entre le territoire et son sens de soi plus intime, plus individuel, entre la géographie et les élans de son cœur qui font fi des frontières, Le dilemme est quasi cornélien, car en plus d’être Éthiopienne, Misra est aussi soupçonnée d’avoir trahi les combattants du Front de libération de l’Ogaden dont son fils fait partie. Le dénouement ne peut qu’être tragique.
Une imagination sophistiquée
Il faut lire ce roman pour son écriture à la fois intellectuelle et profondément sensuelle, faite de ressassements, de rêves et d’obsessions. Territoires est aussi un roman ambitieux, avec des réseaux complexes de métaphores reliant le sang, les frontières, l’Histoire. Plusieurs dimensions se superposent dans ce récit. Une de ces dimensions est évidemment allégorique, avec le personnage principal Askar, orphelin, tiraillé entre sa double allégéance, représentant la Somalie partagée entre ses différentes frontières, minée de l’intérieur.
C’est sans doute cette imagination sophistiquée de l'écrivain somalien, doublée d’une profonde empathie pour ses personnages, qui faisait dire à Nadine Gordimer que le Somalien était « l’un des interprètes les plus fins de l’expérience troublée du continent africain ».
Territoires, par Nuruddin Farah. Traduit de l'anglais par Jacqueline Bardolph. Éditions Le Serpent à Plumes, 1994, 447 pages.
7/4/2020 • 5 minutes, 2 seconds
«Sozaboy», de Ken Saro-Wiwa
Nous connaissons le Nigérian Ken Saro-Wiwa comme militant écologiste qui, on s'en souvient, paya de sa vie son engagement contre les ravages environnementaux causés par les compagnies pétrolières dans le delta du Niger, sa région natale. Le 10 novembre 1995, il fut pendu haut et court par le régime de Sani Abacha qui se sentait visé par son combat acharné contre la corruption des puissants au Nigeria et « la mafia pollueuse de Shell ». On connaît moins bien l’écrivain Ken Saro-Wiwa, conteur à la verve exubérante, romancier, poète et scénariste, qui fut le président de l’Association des écrivains nigérians. Il fut surtout l’auteur de « Sozaboy », un grand roman contre la guerre, « l’un des meilleurs que le XXe siècle ait produit », selon le romancier anglais William Boyd qui a préfacé l’ouvrage.
Publié en 1985, Sozaboy de Ken Saro-Wiwa compte parmi les grands classiques de la fiction africaine contemporaine. Ce roman réactualise la figure tragique de l’enfant-soldat. « L’enfant-soldat est le personnage le plus célèbre de cette fin du vingtième siècle », a écrit l’Ivoirien Ahmadou Kourouma dans son roman Allah n’est pas obligé, qui a, lui aussi raconté, les heurs et malheurs des gamins guerriers souvent enrôlés de force, dans les innombrables guerres sur le continent africain.
L’enfant-soldat
Depuis les années 1970, l’Afrique a été un terrain miné par des conflits et des guerres meurtrières. Le relais de l’horreur est passé du Biafra à la Libye en passant par le Liberia, la Sierra Léone, le Rwanda, le Congo-Brazzaville, l’ex-Zaïre, la Côte d’Ivoire, sans oublier l’Ethiopie, l’Erythrée, la Somalie, la Libye… Tout comme Stendhal ou Tolstoï en leur temps, les romanciers africains ont puisé dans ces guerres tragiques qui ont ensanglanté leur continent, leurs nouveaux sujets de prédilection. Ces thèmes ont succédé aux thématiques de la négritude, les quêtes identitaires postcoloniales ou encore les lendemains des indépendances qui déchantent, sujets qui ont dominé tour à tour le champ littéraire africain.
Dans la littérature de guerre en Afrique, la figure de l’enfant-soldat occupe une place centrale, comme en témoignent les couvertures des romans des années 1990-2000 affichant des jeunes enfants armés de kalach ou de fusil. Ces romans racontent la tragédie de ces guerriers dérisoires et effrayants, certains allant parfois jusqu’à faire de ces derniers des narrateurs naïfs de leurs propres destins catapultés dans l’univers absurde de la guerre. C’est ce récit qu’on lira dans les pages hallucinées de Sozaboy. Son titre est révélateur des enjeux linguistiques et idéologiques de ce roman puissant et extraordinairement inventif, surtout sur le plan de l’écriture.
« L’anglais pourri »
De l’aveu des critiques en général, ce qui fait le succès de Sozaboy, c’est son emploi d’un langage parlé, que l’auteur qualifie de « l’anglais pourri ». Ce langage est proche du créole, parlé par des jeunes soldats dans les cantonnements, mêlant le pidgin nigérian, le mauvais anglais, mâtiné d’expressions idiomatiques. Le titre du roman « Sozaboy » illustre l’inventivité de ce langage populaire : « soza », dérivé de « soldier » en anglais parlé, adjoint au suffixe « boy », est un néologisme pour dire « l’enfant-soldat », avec le pouvoir évocateur en plus.
Ken Saro Wiwa raconte la guerre, mais aussi l’innocence perdue. Il y a quelque chose d’un parcours initiatique dans ce roman. Les jeunes partent à la guerre la fleur au fusil, avant de découvrir l’horreur, les bains de sang, les dévastations. C’est ce qui arrive à Méné, surnommé « le pétit minitaire », qui est le héros de Sozaboy. Jeune apprenti chauffeur de quatorze ou quinze ans, Méné vit avec sa mère à Doukana, une ville imaginaire dans le Nigeria de l’Est. Il est éperdument amoureux de la belle Agnès, serveuse au bar local et fille aux plus jolis seins à cent lieues à la ronde, ce qui lui vaut le surnom de « vraie fille avec ampoules 100 watts ». Méné s’empresse de l’épouser.
C’est pour faire plaisir à sa dame qui n’aime que les hommes de bravoure, capables d’écraser l’ennemi et de la protéger, qu’il va s’enrôler dans l’armée sécessionniste du Biafra contre les soldats fédérés. Il porte fièrement l’uniforme et pose devant sa voiture, fusil au poing, avant dé découvrir, chemin faisant, le vrai visage de la guerre : razzias, bombardements, bains de sang, cadavres d’enfants abandonnés, villages décimés, dévastés. Nous assistons dans la dernière partie du roman à une véritable descente aux enfers, vue et racontée à travers les mots en pleine déréliction (« l’anglais pourri ») de Mené. Cette adéquation du fond et de la forme est un véritable exploit littéraire, qui fait dire au préfacier William Boyd que ce roman « demeure à son avis le monument littéraire par excellence sur la guerre ».
« Ennemi, ennemi »
Plus précisément, sur la guerre du Biafra. Sozaboy a pour cadre la guerre civile nigériane qui éclata en 1967 et fit un million de victimes au bas mot, surtout parmi la population civile morte dans les bombardements, mais aussi de famine et de maladie. Cette guerre qui n’est pas explicitement nommée dans le texte, est racontée dans toute son horreur, du point de vue de Méné qui est le narrateur de ce roman. Personnage attachant et naïf, il décrit de façon particulièrement poignante l’absurdité de la guerre civile dont il ne comprend pas tous les tenants et les aboutissants. Il les comprend d’autant moins que, n’étant pas issu de la communauté igbo qui voulait s’affranchir du Nigeria, il a l’impression de s’être fait piéger par une sécession qui n’était pas tout à fait la sienne. Qui est cet ennemi contre lequel il a pris les armes ? « Ennemi. Ennemi. Je connais pas c’est quoi ce type-là ressemble même. Ou bien est-ce que il est comme Hitla ? », s’interroge le protagoniste.
La question se pose car Méné n’appartient pas à la communauté igbo qui voulait se séparer du Nigeria. Cette confusion contribue à la tragédie finale dont on ne révèlera pas la teneur ici pour ne pas décourager les futurs lecteurs. Je ne résiste pas toutefois à la tentation de citer les dernières phrases du héros dans son « anglais pourri », mais riches en maturité et en expériences. Voici ce qu’il dit : « Et j’étais là penser la façon je faisais mon malin avant de partir pour faire minitaire et prendre nom de Petit Minitaire. Mais maintenant si n’importe qui parle n’importe quoi sur affaire de guerre ou même de combat, je vais seulement courir, courir, courir, courir et courir… ».
Après avoir lu Sozaboy, on ne dira plus jamais : « Mon Dieu, que la guerre est belle ! »
Sozaboy, par Ken Saro Wiwa. Traduit de l’anglais par Samuel Milongo et Amadou Bissiri. Editions Actes Sud, 313 pages. Lire en édition poche.
6/28/2020 • 4 minutes, 24 seconds
«Cahier nomade», par Abdourahman Waberi
Romancier, nouvelliste, essayiste, poète et aujourd’hui professeur de littérature française et francophone aux Etats-Unis, Abdourahman Waberi appartient à la génération d’auteurs africains d’après la décolonisation. Lyrisme, fable et humour sont les marques de fabrique de son écriture qui a renouvelé la littérature africaine à l’orée du XXIe siècle. L’un des tous premiers titres de Waberi, Cahier nomade a permis d’asseoir la réputation de cet auteur devenu une figure incontournable de ce qu’on appelle désormais la « littérature monde » en français.
Composé de treize textes brefs, Cahier nomade d’Abdourahman Waberi est une œuvre atypique, à mi-chemin entre contes, nouvelles, poèmes en prose, souvenirs personnels, récits de critique sociale et politique. Avec pour point de départ la nostalgie de l’auteur pour son Djibouti natal. Voici comment il parle de son pays : « Djibouti, mon pays inabouti, mon dessein brouillon, ma passion étourdie… »
Au moment de la parution de Cahier nomade en 1996, l’écrivain était exilé en France depuis une dizaine d’années. Il vivait à Caen, en Normandie. « La mélodie du crachin normand sur l’ardoise de Caen » n’a rien à voir, aimait-il raconter, avec le « ciel sans hiver » sous lequel il avait grandi. Cette nostalgie des lieux de l’enfance, des proches restés au pays, des mythes et des arômes d’antan a été, semble-t-il, le véritable ressort de la venue à l’écriture de cet auteur pas comme les autres.
La génération postcoloniale
Les textes de Waberi, profondément nostalgiques, portés par une langue très travaillée, font entendre une voix neuve et personnelle dans la littérature africaine. C’est une écriture en rupture avec les romans souvent politiques et épiques des Sony Labou Tansi, des Ahmadou Kourouma ou autres Mongo Beti.
Les historiens de la littérature ont parlé de l’entrée en scène de la troisième génération d’écrivains africains, qui n’ayant pas grandi sous la colonisation, sont intellectuellement disponibles pour traiter des sujets moins idéologiques. C’est le cas d’Abdourahman Waberi qui a douze ans lorsque Djibouti accède à l’indépendance. En 1994, il publie son premier recueil de nouvelles, intitulé Le Pays sans ombre qui a reçu un accueil enthousiaste, à cause justement de l’originalité de son style et de ses thèmes. Il sera suivi de Cahier nomade, une œuvre sophistiquée et subtile. L’écrivain continue ici d’explorer cet espace à la fois imaginatif et géographique qui est le sien, avec peut-être une plus grande maîtrise de sa technique de narration qui mêle ironie, poésie, imagination et richesse des notations sensuelles.
Ce qui est nouveau dans la prose poétique de Waberi, c’est la place qu’il accorde à l’évocation de son univers personnel et intime, qui sert de filtre à travers lequel l’auteur nous donne à voir le réel. Trois thèmes dominent dans ces pages : la nostalgie du pays natal, la dérive sociale et politique et enfin la tentation du nomadisme qui est illustré par le titre du recueil : Cahier nomade. Plus qu’un thème, le nomadisme est une manière d’être chez cet auteur né aux portes du désert, une sorte de ligne d’horizon sur laquelle danse le chamelier dont la figure fantasmée, allégorisée, hante sa prose.
Lyrisme fiévreux
Or si la nostalgie est essentielle à son écriture, elle n’exclut guère la lucidité avec laquelle l’auteur fait la chronique de sa terre africaine, se souvenant notamment du passage inopiné du général de Gaulle en 1966 dans ce « confetti de l’Empire » qu’était alors Djibouti vu de Paris. Et de raconter la terrible répression qui s’abattit sur les indépendantistes impertinents dès le lendemain du départ du général-président. Lucidité aussi dans la narration des souffrances endurées par les femmes. Certes, ce n’est pas un sujet exactement nouveau, mais en faisant le choix esthétique de raconter à la première personne le lot peu enviable des femmes de la Corne de l’Afrique, l’écrivain permet au lecteur de s’identifier à la narratrice, et peut-être même d’éprouver dans sa chair les traumatismes imposées aux femmes dans une société patriarcale.
Chacun des treize textes de ce recueil est un concentré de lyrisme fiévreux, débordant de vérité. Le ton varie d’une nouvelle à l’autre, gravité alterne avec légèreté, sarcasme avec tendresse, comique avec tristesse infinie et deuil. Dans cette dernière veine, difficile de ne pas être sensible au récit que l’auteur livre de son père, mort en 1994 et à qui l’ouvrage est dédié. « Feu mon père, reviens ! » est un texte infiniment poignant. Il évoque le défunt qui fut chanteur et vendeur officiel de khat, et mêle avec une admirable économie de moyens les images du deuil, du désespoir et la nostalgie d’un bonheur à jamais perdu. La nouvelle met en exergue les mots de l’Italien Cesare Pavese : « La mort a pour tous un regard / La mort viendra et elle aura tes yeux ». Cette citation dévoile la nature profondément littéraire de l’écriture de Waberi chargée de lectures multiples et réellement universelle dans son inspiration.
Cahier nomade, par Abdourahman Waberi. Edition Le Serpent à Plumes, 136 pages. Disponible en collection poches.
6/21/2020 • 4 minutes, 41 seconds
«Terre somnambule», par Mia Couto
« Je suis un Blanc qui est Africain ; un athée non pratiquant ; un poète qui écrit en prose ; un homme qui a un nom de femme ; un scientifique qui a peu de certitudes sur la science ; un écrivain en terre d’oralité. » Ainsi parle le Mozambicain Mia Couto, l'un des romanciers africains contemporains les plus connus. Traduit dans une vingtaine de langues, à la fois poète et conteur, biologiste de profession, Couto livre à travers son œuvre romanesque riche d’une dizaine de titres mémorables, l’histoire de son pays, ses tragédies et la formidable résilience de son peuple. Son premier roman, Terre somnambule qui raconte en témoin engagé l’indépendance du Mozambique et de la guerre civile meurtrière qui s’est ensuivie, est le sujet de la chronique littéraire du jour.
Quand on évoque la littérature africaine, on imagine des livres en français, en anglais, voire même en arabe comme les romans de l’Egyptien Alaa Al-Aswany ou La Saison de la migration vers le nord du Soudanais Tayeb Salih. Mais on pense rarement au champ portugais dont relève le Mozambicain Mia Couto.
Romancier africain, mais d’origine européenne, l’auteur de Terre somnambule s’inscrit dans une riche tradition littérature lusophone née de quasiment cinq siècles de présence portugaise en Afrique. Le Cap Vert, l’Angola et le Mozambique ont donné quelques-uns des grands écrivains de langue portugaise dont les plus connus sont le Cap verdien Balthazar Lopes, les Angolais Pepetela et Ondjaki. Le Mozambique où on pratique une langue classique, proche du portugais chaud et inventif du Brésil, a donné des romanciers tels que Mia Couto, mais aussi des poètes, notamment José Craveirinha, Virgilio de Lemos ou encore Heliodoro Baptista dont les oeuvres s’inspirent de la poésie de la négritude. Beaucoup pensent qu'il y a quelque chose dans le rythme de la vie mozambicaine, dans ses paysages qui fait que ce pays compte un nombre étrangement élevé de poètes parmi ses écrivains.
Fils lui-même d’un poète connu, Fernando Couto, qui avait fui le Portugal de Salazar, Mia Couto, né au Mozambique en 1955, a lui ausi débuté sa carrière littéraire en écrivant de la poésie. Aujourd’hui encore, l’homme aime se définir comme « un poète qui écrit en prose ». Ce ton poétique et onirique qui caractérise l’écriture du Mozambicain n’est sans doute pas étranger au succès de son premier roman Terre somnambule, qui l’a fait connaître.
Entre guerre et paix
Terre somnambule est un roman sur la guerre civile mozambicaine, mais on est ici loin d’un récit réaliste et militant sur la guerre. Anti-colonialiste dans l’âme, Mia Couto s’était engagé dans les années 1970 aux côtés du Frelimo, le Front de libération du Mozambique, dans la lutte visant à arracher son pays du joug colonial portugais. Après l’indépendance survenue le 25 juin 1975, le Mozambique a connu seize années de guerre civile, opposant le Frelimo, le parti au pouvoir, à la Renamo, appuyée par la Rhodésie et l’Afrique du Sud, bastions du pouvoir blanc en Afrique et viscéralement anti-communistes.
Il n’est sans doute pas accidentel que Terre somnambule paraisse en 1992, l’année des accords de paix entre les frères ennemis mozambicains. Or ce roman ne raconte pas la guerre en tant que telle, mais ses conséquences psychiques sur les hommes et les femmes. Victimes d’atrocités et de souffrances causés par le conflit, les protagoistes du roman vont devoir se reconstruire en établissant des liens avec les autres selon de nouvelles logiques de filiation et de présence dans l’espace-temps. C’est ce processus de renaissance qui est raconté dans ce beau livre, à travers le parcours allégorique d’un vieil homme et d’un jeune adolescent cheminant sur une route déserte, sur fond de guerre et dévastations.
Errance et réinvention de soi
Ce duo de vieillard et jeune adolescent qui sont les principaux protagonistes du récit, s’appellent Tuahir et Muidinga respectivement. Abîmés par la vie et des années de guerre, ils se sont enfuis d’un camp de réfugiés où ils mouraient de faim et de promiscuité avec les agonisants. Ils sont condamnés à l’errance et à l’oubli, comme le titre du roman semble le suggérer.
Le livre s’ouvre sur ce couple improbable marchant sur une route défoncée, « s’étendant par-delà des siècles », écrit Couto. Tout autour, un paysage de désolation où pourrissent des voitures incendiées et des restes de pillage. Epuisés par la marche, les deux hommes s’arrêtent devant un car-brousse aux tôles incendiées avec des cadavres des passagers carbonisés gisant encore à l’intérieur. Malgré l’odeur de la chair brûlée et la peur de voir les bandits revenir, le vieillard et l’enfant décident de passer la nuit dans le car.
En cherchant la nourriture dans la valise d’un des passagers tués, ils tombent sur des cahiers miraculeusement intacts d’un certain Kindzu. La lecture à haute voix de ce qui révèle être un journal intime, réparti en onze cahiers, tiendra le duo éveillé des nuits durant. Mettant en scène, à travers des évocations détaillées des traditions et des mythes, l’ambition de son auteur de renouer avec l’esprit des guerriers justiciers ancestraux, ce récit de l’inconnu fait écho à la quête identitaire des protagonistes, surtout à celle du jeune Muidinga qui a été arraché à sa famille par la guerre. L'adolescent trouvera dans les cahiers de Kindzu la clé de son destin.
Souffrance et catharsis
Salué comme la révélation de la littérature lusophone contemporaine lors de sa parution en 1992, Terre somnambule a connu un véritable succès d’estime. La critique a souligné l’intelligence de sa construction en abîme très délicate et maîtrisée, débouchant dans les dernières pages du livre sur la fusion des deux intrigues parallèles. Les lecteurs de ce roman ont également été sensibles à l’écriture poétique de Mia Couto qui puise ses images, ses métaphores aux racines de la tradition orale mozambicaine, tout en fleuretant avec le réalisme magique des latino-américains.
Mais la principale force de ce roman réside peut-être dans sa vision humaniste et cathartique, exorcisant les séquelles douloureuses de la mémoire collective mozambicaine à coup de sortilèges littéraires. Ceci est bien sûr cohérent avec la devise de l’auteur : « Je suis un pessimiste, mais avec beaucoup d’espoirs ».
Terre somnambule, par Mia Couto. Traduit du portugais par Maryvonne Lapouge-Pettorelli. Editions Albin Michel, Paris, 1994
6/14/2020 • 5 minutes, 29 seconds
«Murambi, le livre des ossements» par Boubacar Boris Diop
Romancier et essayiste, le Sénégalais Boubacar Boris Diop est l’une des voix majeures de la littérature africaine contemporaine. En 1998, il avait participé à la résidence d’écrivains « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » pour comprendre les faits et les rouages du génocide rwandais. Son roman, Murambi, le livre des ossements (2000), né de cette expérience, nous éclaire avec une extrême lucidité sur la barbarie humaine en temps de conflit.
Genèse
Boubacar Boris Diop a expliqué lors d’une conversation radiophonique que la trame de son roman Murambi, le livre des ossements lui avait été inspirée par les témoignages des rescapés du génocide au Rwanda. En 1998, soit quatre ans après les massacres, il participa avec 9 autres écrivains africains à une résidence d’écriture au Rwanda. Cette résidence était organisée par un collectif culturel basé à Lille, qui s’inquiétait de voir la fiction africaine tarder à prendre en charge la tragédie humaine dont les collines rwandaises furent le théâtre entre avril et juillet 1994, avec quelque 800 000 à 1 million de morts.
Afin de mettre fin à ce « silence assourdissant » des créateurs africains, le collectif invita les écrivains à venir se confronter aux traces encore vivaces des tueries, et écouter les survivants et leurs bourreaux emprisonnés. Les organisateurs espéraient que ces rencontres puissent servir de déclic à la création, permettant de perpétuer à travers la fiction toute l’ampleur et l’horreur de la tragédie rwandaise.
Le déclic a bel et bien eu lieu… Murambi de Boubacar Boris Diop en est la preuve. Ce roman construit comme une enquête, au style volontairement dépouillé, est sans doute l’une des œuvres les plus puissantes et les plus abouties à émerger de cette résidence d’écriture. Celle-ci a donné lieu à une dizaine de livres, tous centrés d’une façon ou d’une autre sur la question de comment raconter la folie meurtrière. Les écrivains invités, parmi lesquels beaucoup ne connaissaient pas le Rwanda, furent marqués à tout jamais par les charniers, les ossements exposés et l’odeur persistante de la mort dans la ville, comme ils l’ont écrit.
Insoutenable aussi fut le récit des tueries que leur firent les rescapés, révélant la barbarie au cœur des sociétés et ce qu’Hannah Arendt appelle la « banalisation du mal ». Comment dans ces conditions encore croire qu’un jour nouveau est toujours possible ? Comment trouver les mots pour dire l’indicible de la pulsion exterminatrice ? Tel est le défi que Boubacar Boris Diop a eu à relever en écrivant son récit sur le génocide rwandais.
Défi
Le romancier a relevé le défi en optant pour une stratégie de récits fragmentaires, racontés pour l’essentiel à la première personne. Le lecteur suit dans Murambi une myriade de destins puisés à la fois dans le camp des victimes que dans celui des tueurs qui ont plongé le Rwanda dans la nuit. Faustin Gassama appartient à ce second groupe. Son témoignage est glacial, diabolique, mais dépourvu de commentaire moral quelconque permettant à l’auteur de rester fidèle au vécu de ses personnages.
Mais tous les Hutu ne sont pas des tueurs, comme en témoigne la personnalité lumineuse de la religieuse Félicité Niyitegeka évoquée dans le récit. Elle préfère mourir avec les Tutsi clandestins qu’elle aide à passer la frontière au Zaïre plutôt que de les dénoncer.
Autre personnage important du roman, Cornelius Uwimana, professeur d’histoire à Djibouti, qui revient au Rwanda, son pays natal, quatre ans après les massacres. C’est un personnage faulknérien. Fils métis, né d’une mère tutsi et d’un père hutu, Cornélius est ébranlé par la réalité du génocide dont il découvre en spectateur impuissant l’ampleur et la barbarie a posteriori. Le jeune homme est d’autant plus ébranlé par sa découverte que son retour coïncide avec des révélations terribles sur son père. La quête de la vérité sur les traces de ce père indigne, devenu le bourreau de Murambi et de sa propre famille, entraînera le fils au cœur des ténèbres rwandaises.
Dimension politique…
Murambi est un roman éminemment politique car en arrière-plan, il est traversé par des interrogations sur les soubassements historiques et sociopolitiques du génocide. Par la voix de ses personnages, le romancier s’élève contre les clichés sur la guerre dite « tribale » entre Hutu et Tutsi. « Les massacres du Rwanda ne datent pas de temps immémoriaux : les premiers massacres ont commencé en 1959 et il n’y a jamais eu d’ethnies au Rwanda. Rien ne séparait les Twa, les Hutu et les Tutsi. Alors qu’au Zaïre il y a 225 langues, il n’y a jamais qu’une seule langue au Rwanda, un seul dieu », a expliqué Boubacar Boris Diop lors d’une interview radiophonique à l’occasion de la parution de son livre.
Politique encore, la métaphore des soldats français dans le roman installant un terrain de volleyball au-dessus des charniers de Murambi où périrent 40 000 Tutsis. Force est de reconnaître qu’il y a ici une économie de moyens, une lucidité, une efficacité digne d’un romancier au sommet de son art. A lire absolument.
Murambi, le livre des ossements, par Boubacar Boris Diop. Editions Zulma, 220 pages, 8,95 euros.
6/7/2020 • 4 minutes, 41 seconds
La Route de la faim, par Ben Okri
Héritier de la riche tradition littéraire de son pays, le Nigérian Ben Okri donne avec « La Route de la faim » l’un des romans les plus marquants et les plus inventifs de la littérature africaine moderne. À travers les aventures d’un enfant-esprit de la mythologie yoruba, qui renonce à son immortalité pour vivre la fascinante mais tragique réalité du monde, ce roman met en scène les heurts et malheurs de l’Afrique contemporaine où la misère gagne sur la brousse.
Œuvre d’un jeune auteur de 32 ans, ce conte contemporain, à l’écriture hallucinée et poétique, est souvent comparée aux Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Gros succès de librairie pour La Route de la faim de Ben Okri. Ce livre, qui fait plus de 600 pages, s’est vendu à plus d’un demi-million d’exemplaires et a été traduit en une vingtaine de langues. Il faut rappeler aussi que ce roman, paru en 1991, a été couronné par le Booker prize, la plus haute distinction littéraire britannique, équivalente en France du prix Goncourt.
Avec son récit dense qui raconte l’histoire peu commune d’un enfant-esprit déchiré entre la terre des hommes et le monde des esprits, ce livre n’a rien d’un roman de gare. Plus proche de la fable philosophique que d’un roman traditionnel, l'opus du Nigérian doit son succès avant tout à son écriture poétique. Voici les premières phrases du roman : « Au commencement était une rivière. La rivière devint une route, la route sillonna le monde entier. Et comme la route avait été autrefois une rivière, elle avait toujours faim... » Le récit se clôt sur une autre belle proclamation : « Un rêve peut être l’apogée de toute une vie. » Cette phrase résonne dans nos têtes longtemps après qu'on a refermé le volume.
Enfin, le fait que l’auteur soit Nigérian n’est peut-être pas étranger au succès que son livre a connu. Depuis les années 1980, avec l’avènement d'auteurs comme les Indiens Salman Rushdie, Vikram Seth, Shashi Tharoor, le Srilankais Michael Ondaatje ou le Pakistanais Hanif Kureishi, la littérature anglaise est entrée résolument dans l’ère postcoloniale. De nouvelles voix, de nouveaux parlers, de nouvelles imaginations ont revitalisé le champ littéraire. Avec La Route de la faim, l’Afrique entre en scène, riche de ses mythologies, de ses visions, et de sa réalité paradoxale où s’affrontent l’enchantement et l’horreur.
Le fantastique débridé
L’enchantement et l’horreur que suscitent la réalité africaine s'articulent dans les pages du roman de Ben Okri selon un ordonnancement d’une grande intelligence. Conteur né, l’auteur fait côtoyer la forêt et la ville, des monstres de toutes sortes et des politiciens corrompus, des esprits bienfaisants et des guérisseurs cupides. Ben Okri entremêle avec brio le fantastique le plus débridé et la critique sociale, au point que le lecteur a du mal à départager la réalité et le merveilleux.
Rappelons que le fantastique est une spécialité nigériane : on pense à l’écrivain de langue yoruba D.O. Fagunwa, dont le livre In the Forest of Thousand Demons (« Dans la forêt des mille démons ») a été traduit en anglais par Wole Soyinka. On pense aussi à Amos Tutuola, auteur de Ma vie dans la brousse des fantômes, traduit en français par Raymond Queneau. La Route de la faim s’inscrit dans cette tradition. En fait, dans ce roman c’est le personnage principal qui est le lien entre les deux univers. L’originalité de Ben Okri consiste à avoir su raconter le monde et son tohu-bohu démoniaque de manière décalée à travers le regard d’un enfant. Un regard doublement décalé, car Azaro, le héros du roman, n’est pas n’importe quel enfant.
Azaro, l'enfant-esprit
Azaro dont le nom est une déformation de Lazare, fait partie des enfants-esprits qui ont le pouvoir magique de naître et de mourir au gré de leurs désirs. Les Yoruba les appellent abiku. Ce sont des enfants à naître qui partagent avec les esprits « le pays des commencements », une sorte d’Eden enchanteur dont la nostalgie empêche certains nouveaux-nés de rester trop longtemps parmi les humains. Aussi s’empressent-ils de mourir précocement pour regagner le monde paradisiaque et lumineux des esprits. Or, Azaro, lui, brisa le pacte et décida de rester sur Terre car il était las de ces éternels allers et retours, mais aussi parce qu’il voulait « rendre heureux le visage meurtri de la femme qui allait devenir sa mère ».
Azaro est un rebelle, mais en faisant le choix de mener la vie des hommes, il se soumet au cycle des souffrances humaines, préfiguré par le titre du roman La Route de la faim. Dans le bidonville de Lagos où le garçon choisit de renaître et vivre, on ne mange pas à sa faim et meurt des rigueurs de l’existence. Le père d’Azaro gagne sa vie en portant des sacs de ciment, alors que sa mère vend des bricoles au marché.
Devant leur maison en bordure de marais s’étend la route meurtrière. Cette route est la métaphore de l’indépendance inachevée de l’Afrique. « J’étais encore très jeune, lorsque, stupéfait, je vis mon père avalé par un trou qui s’ouvrait dans la rue », raconte l’enfant-esprit. Par chance, le père survivra. Qui plus est, il saura prendre sa vie en main grâce à ses talents de boxeur, avant de fonder son propre parti politique pour combattre les nervis du pouvoir qui sèment la terreur dans les quartiers pauvres.
C’est au sein de cette humanité où les destins se font et se refont à force de volonté et de chance, qu’Azaro apprend les secrets de l’existence, tout en prenant conscience qu’il partage avec ses compatriotes sa condition d’abiku, tous voués à renaître et à devenir « les artisans de leur propre transformation ».
La Route de la faim, par Ben Okri. Traduit de l’anglais par Aline Weill. 1994, Éditions Robert Laffont (coll. Pavillons), 640 pages.
5/31/2020 • 4 minutes, 39 seconds
«Pelourinho», par Tierno Monénembo
Prix Renaudot 2008, Tierno Monénembo est romancier, avec à son actif treize romans. Né en Guinée en 1947 et exilé de son pays depuis l’âge de 23 ans, il a publié une œuvre majeure qui fait une large place à la nostalgie et à l’exil. Partagés entre la maison introuvable et le monde, ses romans font voyager à travers les pays où il a séjourné plus ou moins longuement (Côte d’Ivoire, Sénégal, France, Brésil, Cuba, Algérie). De livre en livre, il a construit une fiction-monde à nulle autre pareille dans le champ littéraire africain, invitant ses lecteurs à le suivre dans l’intimité des sociétés et de leurs vécus. Dans Pelourinho, son cinquième roman, Tierno Monénembo retrace la quête éperdue d’un écrivain africain au Brésil.
Des sonorités brésiliennes
Pelourinho de Tierno Monénembo est sans doute le plus brésilien des romans africains. Son intrigue se déroule dans la ville de Salvador de Bahia. « Le Pelourinho » est le nom d’une place dans la vieille-ville, où se trouvait le plus ancien marché à esclaves du Brésil.
Le roman raconte l’histoire d’un écrivain africain venu dans cette ville pour écrire un livre sur ses racines brésiliennes. Ses amis des favelas l’appellent « Escritore » ou « Africano ». Ils voient en lui le Prince du Dahomey dont la venue était prohétisée par les chants vaudous. Pour le protagoniste, l’Escritore donc, ce voyage est aussi une quête identitaire, afin de retrouver les traces de ses ancêtres, arrachés à leurs villages afin d’aller peupler les plantations du Nouveau monde.
La légende du baobab
C’est en effet une vision renversée de la quête des origines africaines que propose ce roman. Les origines cèdent ici la place à la problématique de la filiation. Le personnage de l’écrivain dans le roman de Monénembo sait que des gens de sa famille, « même case, même legs », se trouvent quelque part dans les rues de Bahia. Ils ont en commun des pratiques, des cosmogonies, des légendes, dont celle de leur ancêtre commun, le roi Ndindi-Grand-Orage. Une légende aussi dérisoire que grave. Enivré de sa puissance, ce roi avait voulu se mesurer à un baobab. Il avait fait abattre l’arbre, mais ensuite il fut bien sûr incapable de le remettre sur la souche, comme il s’était targué de faire auprès des tribus avoisinantes. Humilié par son échec, il exigea d’être vendu comme esclave et marqué au fer rouge sur les deux épaules. Cette marque identitaire, perpétuée de génération en génération, permet au héros de Pelourinho de reconnaître les siens au Brésil, descendants d’anciens esclaves. L’expérience relève à la fois de l’enquête anthropologique et de la quête généalogique, révélant des destins entrelacés par-delà les mers..Un roman sur l’esclavage ?
Plutôt sur les conséquences humaines de l’esclavage, sur fond du multiculturalisme brésilien, qui est peut-être le véritable thème de ce roman. Ce Brésil multiculturel est mis en scène ici à travers le vécu de la population métissée des favelas de Bahia. Tierno Monénembo aime rappeler que ce qui lui a plu au Brésil, c’est son syncrétisme culturel et religieux, avec les religions noires qui se sont imposées aux Blancs, aux Indiens et aux Métis.
Le syncrétisme est à l’œuvre dans son récit, dont les personnages, irrespectivement de la couleur de leur peau, sont pénétrés des mythes et légendes yoroubas véhiculées par le vaudou. C’est le cas par exemple de la narratrice aveugle du récit, au nom puisé dans la mythologie grecque, Léda-paupières-de-chouette. Elle a la peau blanche et les cheveux blonds. En alternance avec un petit malfrat noir, issu de la même favela, Leda assure la narration du récit, donnant à voir les heurs et malheurs du petit peuple de Salvador de Bahia.
Les deux récitants à l’imagination exubérante, qui n’est pas sans rappeler l’univers baroque de la littérature latino-américaine, ont en commun d’avoir connu de près l’Escritore, devenu leur ami, mais qui meurt poignardé dans une rixe, dès les premières pages du livre. L’emmêlement de leurs triples quêtes entraîne le récit vers sa fin implacable, annoncée dès le début du roman.
Trois raisons pour lire Pelourinho
Il faudrait lire ce roman d’abord pour l’intelligence de sa narration, qui exige bien sûr en contrepartie une concentration sans faille de la part du lecteur. Il s’agit d’une narration à trois voix, une composition polyphonique, qui convoque des souvenirs, des rêves, des légendes, une prolifération d’épisodes secondaires, pour faire émerger progressivement, à travers une cacophonie de destins, une quête commune des origines. C’est du grand art, qui est d’autant plus astucieux que l’auteur a fait le choix d’« aller d’abord vers l’aval », comme il l'a expliqué, pour « remonter le fleuve trop long de l’histoire africaine ».
Il faut lire Pelourinho aussi pour l’écriture très orale et haut en couleur de Monénembo qui privilégie la langue parlée, le registre populaire, la verdeur et les sonorités locales. On est plus proche de Céline que du classicisme des académiciens et grammairiens de la première génération d’écrivains d’Afrique.
Enfin, ce roman qui paraît en 1995 est un tournant en littérature africaine, car en abandonnant l’Afrique géographique et politique qui a été pendant longtemps la thématique obsédante des romanciers, pour aller puiser son miel dans le Brésil des bars et des favelas, le Guinéen fait littéralement « décoller » le roman francophone et s’impose comme le père du roman-monde africain.
Pelourinho, par Tierno Monénembo, Le Seuil, Paris, 224 pages. (disponible en Poche)
5/24/2020 • 4 minutes, 44 seconds
«Les Vierges de pierre», par Yvonne Vera
Disparue en 2005, à l’âge de 40 ans, la romancière zimbabwéenne Yvonne Vera est l'auteure d'une œuvre littéraire brève mais prometteuse d’inventivité et de poésie. Cette œuvre, composée de 5 romans et un recueil de nouvelles, explore les drames de l’histoire contemporaine du continent africain à travers le vécu des femmes, réduites trop longtemps à la domesticité et au silence. Récit tragique de la terrible guerre civile qui a ensanglanté le Zimbabwe au début de son indépendance, son dernier roman Les Vierges de pierre est un chef-d’œuvre représentatif du style éclaté et puissamment poétique de son auteure.
Une tradition littéraire ancienne
L’ancienne Rhodésie du Sud, devenue le Zimbabwe en 1980, au terme d’une longue et sanglante guerre d’indépendance, possède une longue tradition littéraire. Une tradition qui s’est développée d’abord dans les langues vernaculaires, notamment le shona et, dans une moindre mesure, le ndebele.
Depuis les années 1960-1970, ce pays est devenu aussi l’un des grands pourvoyeurs de récits littéraires en anglais, avec des romanciers talentueux comme Charles Mungoshi, Tsitsi Dangarembga, Chenjerai Hove et Dambudzo Macherera, auteur du puissamment moderniste House of Hunger (Maison de la faim), considéré comme l’un de grands classiques de l’anglophonie africaine. Ces pionniers de la littérature anglophone zimbabwéenne ont raconté la guerre, la faim, mais aussi l’amour et la beauté de leur pays, avec une sensualité lyrique qui est peut-être le trait caractéristique de cette littérature.
Cette approche sensuelle et poétique, on la retrouve aussi chez Yvonne Vera, qui fait partie de ce groupe d’écrivains pionniers du Zimbabwe.
Une écrivaine trop tôt disparue …
Yvonne Vera est décédée en 2005, à l’âge de 40 ans. La disparition précoce de cet écrivain bourré de talents fut une tragédie pour les lettres africaines. Au cours d’une brève carrière littéraire qui a duré dix ans, elle a produit une œuvre prometteuse, composée de quelques cinq romans et un recueil de nouvelles. A cause de la voix poétique et puissante qui les anime, ses romans sont considérés aujourd’hui comme des modèles par la jeune génération de romanciers africains.
Paru en 2002, Les Vierges de pierre est le dernier livre que Vera a publié avant sa mort. Il est considéré comme son roman le plus abouti. Ce récit dramatique de guerre et de dévastation s’ouvre sur une longue digression par le centre ville de Bulawayo, la deuxième ville du pays, où les jacarandas et les flamboyants en fleur embaument les rues. Celles-ci portent les noms d’écrivains romantiques anglais, Keats, Tennyson, Byron ou encore Coleridge. Ces rappels quasi-obsessifs de la beauté du monde et de sa poésie ponctuent la narration de Yvonne Vera. En immergeant son récit dans le paysage environnant, la nature, la terre, la montagne, évoqués avec une émouvante sensualité poétique, l’auteure semble vouloir aménager une sorte de consolation, face aux violences et atrocités que subissent ses protagonistes.
De guerre anti-coloniale à la guerre civile
L’action se déroule à Kezi, à quelques encablures de Bulawayo, dans la province rebelle du Matabeleland. Kezi est une enclave rurale entourée de hautes collines de pierre. Un lieu paradisiaque, où « le ciel est si proche et si infini que l'esprit flotte, pénétré du spectacle le plus énigmatique », écrit la romancière. Mais le paradis se transforme vite en enfer lorsque trois années après l’indépendance du Zimbabwe, tout le Matabeleland s’élève contre la mainmise des hommes du président Mugabe, héros de la guerre de libération. Harare dépêcha alors sa 5e brigade, réputée pour sa brutalité. La répression fut d’une sauvagerie inouïe et fit plus de 20 000 morts. A travers l’histoire fictive de deux sœurs, victimes de ces brutalités, Yvonne Vera raconte la descente aux enfers des habitants de Kezi.
Les deux sœurs, Thenjiwe et Nonceba, ce sont elles les « vierges de pierre » du titre, nommées ainsi d’après les peintures rupestres des femmes qui ornent les grottes dans les collines avoisinantes. Elles ont survécu à la guerre coloniale et ont dansé ensuite à perdre haleine pour souhaiter la bienvenue à l’indépendance. La plus âgée du duo, la belle Thenjiwe a même connu un grand amour. Or, trois années après l'accession du Zimbabwe à l'indépendance, la guerre a repris de plus belle, opposant cette fois les Zimbwéens entre eux. Elle va ravager la vie des deux sœurs. Thenjiwe est décapitée, Nonceba violée et atrocement mutilée. Sibaso, leur bourreau, est abîmé par la guerre : il tue sans savoir pourquoi.
Promesse de délivrance
L’espoir et le désespoir se mêlent tout au long de ce magnifique roman. Il faut lire Les Vierges de pierre comme la métaphore d’une société zimbabwéenne hantée par les traumatismes de son passé et tentant laborieusement de se réinventer. Il se clôt sur la promesse murmurée de cicatrisation, la cicatrisation des blessures infligées par les guerres tant aux hommes qu’au paysage aride et majestueux de Kezi qui sert de cadre aux drames des années 1980. C’est un paysage en attente de « délivrance ». Et il se trouve que « délivrance » est aussi le dernier mot de ce roman.
Les Vierges de pierre, par Yvonne Vera. Traduit de l’anglais par Geneviève Doze. Editions Fayard, Paris, 2003.
5/17/2020 • 4 minutes, 47 seconds
«La Vie et demie», par Sony Labou Tansi
Le Congolais Sony Labou Tansi, disparu en 1995, à l’âge de 48 ans, était l’un des écrivains les plus novateurs de la littérature africaine contemporaine. Révélé dans les années 1970 grâce au concours de théâtre organisé par Radio France Internationale, son théâtre prolifique et profondément subversif, jouit d’une audience internationale. Sony était aussi romancier, avec six romans à son actif. Ses romans ont révolutionné l’écriture romanesque, en rompant radicalement avec le social réalisme qui a longtemps caractérisé la fiction africaine. Son premier roman « La Vie et demie », devenu un classique francophone, est plus proche de l’imaginaire merveilleux latino-américain que de Balzac ou de Zola.
Ecrire par étourderie
« La Vie et demie, ça s'appelle écrire par étourderie », écrit Sony Labou Tansi dans l'Avertissement qui accompagne son roman. Cette affirmation ressemble plus à une coquetterie d'artiste qu'à un sentiment réel d'être entré dans la littérature par inadvertance. L'écriture était sa vie, comme n'ont eu cesse de dire ses amis qui l'ont vu à l'oeuvre.
Poète, homme de théâtre et romancier, Sony était l’auteur d’une quinzaine de pièces de théâtre, de poésies et de six romans dont La Vie et demie. A la fois cruel et drôlatique,ce premier roman sous la plume de cet homme de théâtre est une satire féroce de l’Afrique des régimes dictatoriaux. Dans le contexte congolais dont s’inspire Sony Labou Tansi, la dictature se caractérise par sa loghorée verbale marxisante appelant à la révolution et à la fin de la « bourgeoisie compradore ». Pour raconter ces hypocrisies, l’auteur privilégiera le ludique, le parodique et le baroque, arrachant la fiction africaine à son ancrage social et auto-célébrationnel, pour l’inscrire fermement dans le réalisme critique. La Vie et demie, dépouillée de toute intention didactique, s'inscrit dans cette mouvance.
Un roman inracontable
Difficile de résumer ce roman car sa narration sophistiquée et complexe, procède par des successions d’images caricaturales et insoutenables, privilégiant le visuel et l’esthétique aux dépens du narratif. Orgies sexuelles, exécutions sommaires, supplices, banquets carnavalesques se suivent et se ressemblent dans ces pages qui n'hésitent pas à convoquer pour qu'ils viennent donner un coup de main aux vivants.
Le roman s’ouvre sur une scène de banquet organisé par le chef de l’Etat pour fêter sa victoire sur Martial, le chef de l’opposition. La mise à mort barbare de l'opposant s’est déroulée sous les yeux de sa femme et de ses enfants. Ces derniers se sont retrouvés ensuite au banquet anthropophagique où on les a contraints à manger le corps de leur parent, réduit littéralement en chair à pâté et en daube. Nous sommes en Katamalanasie, pays imaginaire d’Afrique, sur lequel règnent des générations de « guides providentiels » dont les méfaits se reproduisent à l’identique en une sorte de cercle vicieux, infernal et répétitif. Victime principale de la terreur que fait régner cette dynastie des dictateurs sanguinaires à la tête de leur pays, la population s’épuise et désespère.
L’espoir va renaître, avec le retour du spectre du défunt Martial revenu hanter les « guides providentiels ». Dans les œuvres de Sony Labou Tansi où le réel côtoie le fantastique, les morts n’y meurent jamais tout à fait. Le fantôme de l’opposant assassiné imprime sur le visage des tyrans une marque noire, les condamnant à l’impuissance et à la folie. Parallèlement, la fille de Martial, l’unique rescapée de la famille du traître, prend la tête de la rébellion contre la dictature. Habitée par l’esprit de son père, la belle Chaïdana se vengera des méfaits du régime, éliminant au cours des ébats amoureux les membres les plus influents de la dictature katamalanasienne. Devenue une véritable machine à tuer, elle entraîne le lecteur dans un labyrinthe d’intrigues, conduisant son peuple à travers sa lointaine descendance vers la victoire finale.
Résonances shakespeariennes
La Vie et demie ne raconte pas une belle histoire, mais « les névroses d’une société bloquée », comme le rappelle le spécialiste de cet auteur Boniface Mongo-Mboussa. Les modèles de Sony Labou Tansi ne sont ni Balzac ni Zola, mais plutôt la fantaisie débridée et loufoque à la Gabriel Garcia Marquez, ce qui est sans doute plus adaptée pour dire les dysfonctionnements de l’Afrique des dictatures et des guerres civiles qu’incarne la république imaginaire de Katalamanasie.
C’est aussi un livre très littéraire, riche en résonances shakespeariennes – pensez à Macbeth assailli par les fantômes sanglants de ses victimes. L’héroïne du roman, Chaïdana, partageant la couche du Guide providentiel dont dépend sa vie, n’est pas sans rappeler le destin de Schéhérazade dans Mille et une nuits.Toute cette richesse fait que, malgré les décadences de la triste période postcoloniale que ce roman met en scène, en refermant le volume le lecteur ne garde en tête que l’inventivité jouissive de son auteur qui prophétisait qu’« un jour, la terre et le ciel se recoudront ».
La Vie et demie, par Sony Labou Tansi. Editions du Seuil, 1979 (disponible en édition poche)